Print Friendly, PDF & Email

Plus de dix ans après le soulèvement de 2011, la révolte a repris dans le sud de la Syrie. Comme en 2011, les grands médias n’en parlent guère, comme si les soulèvements populaires dans cette région n’avaient d’intérêt que s’ils coïncidaient avec les intérêts des États qui s’emploient à découper le Moyen-Orient depuis les accords Sykes-Picot de 1916.

Cette fois-ci, la révolte a commencé à Suwayda, le gouvernorat druze, à la mi-août et s’est étendue modestement à d’autres villes, notamment dans le gouvernorat voisin de Dera’a.

Ce texte offre une mise en contexte de la Syrie en général et de Suwayda en particulier. Il a été écrit par des personnes de la région qui sont préoccupées par la situation sur place et qui espèrent qu’une solution sera enfin trouvée pour le peuple, qui ne consiste pas simplement à choisir ses oppresseurs. Aucune puissance étrangère ne peut proposer une solution viable et satisfaisante pour les Syrien-nes, leur terre ayant servi de terrain de jeu sanglant à toutes les puissances qui se sont immiscées dans leurs affaires.

L’EXCEPTION DRUZE

 

Les Druzes sont une communauté religieuse attachée à une croyance hétérodoxe de l’islam chiite ismaélien, née en Egypte sous l’impulsion de l’imam Hamza ibn Ali ibn Ahmad et du vizir Nashtakin ad-Darazi au début du XIe siècle. La religion druze, comme le soufisme, a une approche philosophique et syncrétique de la foi, ne reconnaissant ni les préceptes rigoristes ni les prophètes de l’islam. A noter que les druzes préfèrent s’appeler Al-Muwahhidun (Unitariens) ou Bani Maaruf (Gens de Bien). Malgré la diffusion de cette croyance au Caire sous le califat fatimide d’Al-Hakim, vénéré par les Druzes, ces dernier-es ont été rapidement persécuté-es par le reste de la communauté musulmane après sa disparition en 1021. Il-elles se sont alors exilé-es dans le Bilad el-Cham (Syrie, Liban, Jordanie et Palestine actuels), plus précisément au Mont-Liban et au Hawran. Cependant, c’est vers le début du 19ème siècle que la communauté druze du Hawran s’est renforcée après qu’une grande partie de la communauté ait été expulsée du Mont-Liban par les autorités ottomanes. Le Hawran prit alors le nom de Jebel al-Druze.

Aujourd’hui, le gouvernorat de Suwayda abrite la majorité de la communauté druze mondiale, soit environ 700 000 personnes. Les Druzes libanais-es constituent la deuxième communauté par ordre d’importance, avec 250 000 personnes. En Syrie, plusieurs colonies druzes existent également à Jebel al-Summaq (Idlib, 25 000 personnes), Jebel al-Sheikh (Quneitra, 30 000 personnes) et Jaramana (banlieue de Damas, 50 000 personnes). Enfin, en dehors de la Syrie et du Liban, les plus grandes communautés druzes se trouvent en Palestine occupée (al-Juwlan, Galilée et Mont Karmel, 130 000 personnes), au Venezuela (100 000 personnes), en Jordanie (20 000 personnes), en Amérique du Nord (30 000 personnes), en Colombie (3 000 personnes) et en Australie (3 000 personnes).

Suite à de nombreuses révoltes contre l’Empire ottoman jusqu’en 1918, puis contre les colonisateurs français entre 1925 et 19451Le retrait des Français en 1945 est largement dû à la lutte pour l’indépendance menée depuis les années 1920 par le sultan Pacha al-Atrach, représentant d’une famille de notables druzes, dont les faits d’armes et la résistance à l’occupant sont encore célébrés par de nombreux-ses Syrien-nes., les Druzes ont une réputation d’insoumission qui les caractérise encore aujourd’hui et qui leur a permis de maintenir un rapport de force permanent avec le régime Assad, basé sur des compromis négociés entre les leaders druzes et les représentants locaux du régime2Le régime ne dispose d’aucun point de contrôle à l’intérieur du gouvernorat de Suwayda et la communauté refuse d’envoyer ses jeunes dans l’armée en dehors de la région. Néanmoins, l’administration du gouvernorat et les services de sécurité restent présents et informés de ce qui se passe dans la région.Après 2011, bien que quelques cheikhs aient exprimé leur soutien au régime3Parmi ces cheikhs, les plus connus sont le cheikh Jerbo et Nayef al-Aqil de la faction Dir’ al-Watan., de nombreux-ses Druzes ont participé aux manifestations contre Bachar al-Assad, soutenant pour la plupart la position des « Hommes pour la dignité »4https://yalibnan.com/2012/03/25/anti-regime-druze-spiritual-leader-killed-in-syria/, qui ont refusé de participer à la guerre et ont appelé la communauté à s’armer dans le seul but de se défendre. Les cheikhs ont pris les devants et l’initiative en refusant de rejoindre l’armée du régime dans le but de protéger la région et sa jeunesse, mais aussi pour éviter que la communauté ne soit compromise dans la guerre d’Assad en participant à la répression d’autres communautés ailleurs. Ce défi au régime a été incarné, entre autres, par les cheikhs druzes Ahmed Salman al-Hajari et Abu Fahd Wahid al-Bal’ous, qui ont tous deux été tués, le premier dans un « accident » de voiture en mars 20125https://www.meforum.org/5554/the-assassination-of-sheikh-abu-fahad-al-balous et le second dans un attentat à la bombe qui a tué 23 autres personnes en septembre 2015.

D’autres personnalités druzes se sont engagées dans l’opposition : Khaldoun Zeineddine, son frère Fadlallah Zeineddine et Hafez Jad Al-Kareem Faraj, tous trois officiers dans l’armée syrienne, dont ils ont fait défection pour rejoindre les rebelles. Khaldoun Zeineddine a formé le bataillon Sultan Pacha al-Atrash au sein de l’Armée syrienne libre (ASL)6https://foreignpolicy.com/2015/06/22/druze-syria-assad-israel-netanyahu/ ; https://syrianobserver.com/news/34453/sedition_between_druze_and_sunni_fighters.html. Rejoint par un certain nombre de Druzes, le bataillon est toutefois resté faible et isolé et a dû faire face à plusieurs attaques et enlèvements par les rebelles d’Al-Nusra à Dera’a7https://www.meforum.org/3463/syrian-druze-neutrality avant d’être définitivement anéantie et son commandant tué en 20138https://www.zamanalwsl.net/news/article/45392. Ses membres restants se sont réfugiés en Jordanie, d’où ils ont annoncé la cessation de leurs activités en janvier 2014, dénonçant un manque de soutien à la révolution de la part du Conseil militaire de Suwayda et de la communauté druze, ainsi que l’hostilité envers les Druzes de la part des groupes rebelles de Dera’a, qualifiés d’islamistes et accusés d’être complices du régime d’Assad9 https://www.zamanalwsl.net/news/article/45392 (AR).

D’une manière générale, les Druzes ont une vision laïque de la société et leurs représentants religieux refusent de prendre en charge les affaires politiques et administratives de la communauté. Dans les conflits qui ont secoué la société druze et syrienne, les cheikhs ont à plusieurs reprises exprimé leur soutien et leur encouragement aux choix de la communauté10https://www.youtube.com/watch?v=J8HeEzKTmbc (EN). Si la communauté druze a refusé de prendre parti dans la guerre civile, elle a néanmoins toujours exprimé son rejet du régime, n’hésitant pas à affronter les forces de sécurité présentes dans le gouvernorat pour faire valoir leurs revendications ou libérer des prisonniers des mains de l’armée11https://suwayda24.com/?p=20610 (AR).

BACHAR ET SES PANTINS ISLAMISTES

 

Dès le début de l’insurrection et à plusieurs reprises depuis, le régime a joué la carte de la division et de la domination, exhortant les minorités religieuses chiites et ismaéliennes (auxquelles appartiennent les Druzes) à s’opposer à la FSA en raison de la « menace islamiste » que leur composante majoritaire sunnite serait censée représenter. Dans la rhétorique propagandiste du régime et de ses alliés, les rebelles de l’ASF sont constamment assimilés au Front Al-Nusra et qualifiés de salafistes ou de takfiri, tandis que les idiots utiles de l’État islamique sont utilisés de mille manières pour entraver la révolution et agir de concert avec les forces du régime pour massacrer sans discernement la population syrienne. En effet, la composante religieuse la plus radicale de l’opposition syrienne a été délibérément favorisée par le régime : entre juin et octobre 2011, trois mois après les premières manifestations anti-régime, Bachar el-Assad a libéré de prison près de 1 500 militants islamistes, dont la plupart ont ensuite rejoint des groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda et à DAESH. Ainsi, les principaux dirigeants des groupes Jabhat al-Nusra, Ahrar al-Sham et Jaish al-Islam, ainsi que la section de DAESH responsable de la plupart des décapitations d’étrangers, avaient été précédemment libérés de la tristement célèbre prison de Saydnaya12https://s.telegraph.co.uk/graphics/projects/isis-jihad-syria-assad-islamic/ (EN).

La stratégie de Bachar el-Assad a porté ses fruits, puisque le déferlement de violence des djihadistes de DAESH a réussi à détourner durablement le regard du reste du monde des atrocités commises par l’armée syrienne, les chabihas13https://npasyria.com/en/53834/ (EN) ; https://cija-syria-paramilitaries.org/#investigating-assads-ghosts (EN) et les milices soutenues par l’Iran14https://syriafreedomforever.wordpress.com/2017/02/26/the-rawr-report-interview-with-joseph-daher-on-hezbollah-and-the-syrian-revolution-02162017/ (EN), puis des bombardements massifs de civils dans le nord et l’est du pays par l’aviation russe à partir de septembre 201515https://www.aljazeera.com/news/2015/9/30/russia-carries-out-first-air-strikes-in-syria, cette intervention militaire étant elle-même motivée par la « lutte contre les islamistes ». De plus, elle a permis aux Unités de protection du peuple (YPG) et aux Unités de protection des femmes (YPJ) kurdes de prendre leurs distances avec la révolution syrienne et de concentrer leurs forces sur la lutte contre les islamistes, principalement avec l’aide des Etats-Unis. Enfin, en raison de la terreur instaurée par les djihadistes et par désintérêt pour le sort du peuple syrien et de sa révolution, la « communauté internationale » (UE, USA et ONU) n’a pas apporté de soutien substantiel à l’ASF, laissant le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie apporter un soutien logistique et militaire aux composantes de l’ASF les plus compatibles avec leur agenda politique et leurs intérêts confessionnels, en l’occurence « les islamistes »16Les principaux sont Ahrar al-Sham (Qatar, Turquie, Arabie saoudite), le Front islamique de libération de la Syrie (Qatar, Turquie), Liwa al-Tawhid (Qatar, Turquie), Jaych al-Islam (Arabie saoudite, Qatar).. Les composantes démocratiques, laïques et socialistes du FSA, abandonnées de toutes parts et menacées de l’intérieur par les islamistes, n’ont alors eu d’autre choix que de rejoindre les groupes sectaires pour survivre et poursuivre la lutte contre le principal bourreau du peuple syrien : le régime de Bachar el-Assad17https://thisishell.com/interviews/894-leila-al-shami-robin-yassin-kassab (EN).

En mai 2018, le régime de Bachar al-Assad a conclu un accord avec DAESH pour leur reddition dans la région de Damas.18https://english.aawsat.com/home/article/1275206/isis-militants-evacuated-southern-damascus-desert (EN). Suite à cet accord, 800 de ses combattants et leurs familles (1 800 personnes) ont été évacués des quartiers de Yarmouk et Tadamon (banlieue de Damas) vers le désert près de Palmyre et vers des villages abandonnés au nord-est de Suwayda19Hameaux appelés Ashraffieh, al-Saqiya et al-Awara, à moins de 20 kilomètres de la base militaire de Khalkhalah et à moins de 10 kilomètres des premières colonies druzes aux portes du désert, al-Qasr et Barek – https://suwayda24.com/?p=2423 (AR), avec 40 camions et voitures sous haute surveillance de l’armée syrienne. Trois mois plus tard, le 25 juillet 2018, DAESH a, comme on pouvait s’y attendre, tenté d’envahir le gouvernorat de Suwayda par l’Est, guidé par des Bédouins qui avaient une discorde de longue date avec les Druzes. À l’aube, les combattants de DAESH ont ainsi commencé à massacrer la population de plusieurs villages druzes à la lisière du désert20Villages de Tema, Douma, al-Kseib, Tarba, Ghaydah Hamayel, Rami, al-Shabki, al-Sharahi, al-Matouna et al-Suwaymra – https://suwayda24.com/?p=4431 avant de prendre en otage 42 membres de la communauté (dont 16 enfants et 14 femmes21Le 31 juillet 2018, le régime négocie la libération de femmes retenues en otage par les djihadistes, en échange d’un accord sur l’évacuation de plus de 200 de leurs combattants de l’ouest de Deraa (bassin de Yarmouk) vers la région de la Badiya. Refusant l’accord, l’État islamique a exigé une rançon, avant de publier la vidéo de l’exécution d’un des otages, Muhannad Touqan Abu Ammar, un Druze de 19 ans résidant à al-Shbeki, le 2 août 2018 – https://www.youtube.com/watch?v=f_OhL8bJD2M (AR). Finalement, les otages restant-es ont été libéré-es à la suite d’accords conclus avec le régime en octobre et novembre 2018, tandis que 700 à 1 000 djihadistes ont été évacués vers la Badiya en vertu d’un nouvel accord conclu avec le régime le 17 novembre – https://suwayda24.com/?p=19606 (AR) ; https://stj-sy.org/en/946/ (EN)) et en perpétrant quatre attentats-suicides au cœur de la ville principale de Suwayda22https://www.hrw.org/news/2018/08/25/syria-isis-holding-children-hostage (EN). Des centaines de Druzes de Jabal al-Druze (région de Suwayda), rejoints par des Druzes de Jabal al-Sheikh (situé à la frontière avec le Liban), ont spontanément pris les armes et rejeté DAESH au désert, mettant un terme à sa campagne vers le Sud du pays23L’offensive de DAESH a touché 10 villages, 263 personnes ont été tuées (30 par les kamikazes de Suwayda) et 300 blessées. En représailles au massacre, le 7 août 2018, des membres locaux du Parti social nationaliste syrien (PSNS) pro-régime ont pendu un homme âgé qu’ils ont présenté comme un djihadiste à ce qu’on appelle « l’arche des pendus » (al-Mashnaqah) dans la ville de Suwayda – https://suwayda24.com/?p=4711 (AR) ; https://syria.news/179bd6d3-07081812.html (AR) ; https://orient-news.net/ar/news_show/152458 (AR), et confirmant définitivement la colère et la méfiance des druzes de Suwayda à l’égard du régime syrien, accusé d’utiliser DAESH pour les affaiblir24L’armée du régime n’est intervenue que tardivement (après l’attaque de la base militaire de Khalkhalah située au nord du gouvernorat de Suwayda) pour traquer DAESH dans le désert à côté du champ volcanique d’as-Safa, alors qu’il était déjà repoussé par la contre-attaque des Druzes..

LE RÉGIME ET LES GANGS MAIN DANS LA MAIN

 

Bien que la région ait échappé aux bombardements et aux opérations militaires depuis 2011, les habitant-es de Suwayda, comme tou-tes les Syrien-nes, subissent les conséquences de la guerre et des politiques meurtrières du régime : affrontements armés sporadiques avec des gangs et des milices affiliés au régime, assassinats, enlèvements, trafic de drogue, etc.25Voir « Captagon: Inside Syria’s drug trafficking empire » par BBC World Service Documentaries – https://www.youtube.com/watch?v=N4DaOxf13O0 (EN)

Au printemps 2022, le gang de Raji Falhout, trafiquant notoire, a revendiqué l’enlèvement d’une vingtaine d’habitants de Suwayda et de Dera’a26https://www.facebook.com/Suwayda24/photos/pb.100064794576009.-2207520000/2097785973734342/?type=3 avant que ses hommes ne prennent d’assaut la piscine du quartier al-Maqous de Suwayda pour en enlever les usagers, provoquant une confrontation armée avec les habitants27https://suwayda24.com/?p=19288 (AR).

Le gang Falhout avec les citoyens qu’ils ont enlevés, 2022.
Raji Falhout pose avec son gang.
Carte de Raji Falhout en tant que membre de la Division n°2017 des Services de Renseignements.

Suite à cet incident, un soulèvement a éclaté le 26 juillet dans la ville de Shahba après l’enlèvement d’un habitant, Jad al-Taweel, par le gang de Falhout28https://suwayda24.com/?p=19589 (AR) ; https://suwayda24.com/?p=19611 (AR). Les habitants menés par le mouvement des « Hommes pour la dignité » ont bloqué les routes et arrêté des agents du renseignement militaire affiliés à la pègre locale29https://www.opensanctions.org/entities/NK-Do5hgZ5JS8hTfGJbyQvr6J/ (EN) avant d’affronter le gang Falhout, faisant 24 morts du côté des habitants et 12 du côté du gang. Les quartiers généraux du gang dans les villes de Salim et Atil ont ensuite été pris d’assaut par les habitants de nombreux villages de la région, menant à la prise des lieux, la libération d’otages et la découverte d’équipements de production de captagon30https://www.facebook.com/photo/?fbid=2161930727319866&set=pb.100064794576009.-2207520000, révêlant la complicité du clan Assad avec le crime organisé, utilisant la 4e division du renseignement militaire et le Hezbollah comme intermédiaires31https://www.bbc.com/news/world-middle-east-66002450 (EN). Au cours de la dernière décennie, ces gangs affiliés au régime se sont rendus coupables de nombreux enlèvements et assassinats, faisant exploser l’insécurité et la violence dans la région.

Des habitants de Suwayda se rassemblent pour attaquer le gang de Falhout
Production de Captagon

Après l’éradication du gang Falhout et de ses affiliés, les opérations d’enlèvement et de vol de voitures dans la région de Suwayda ont considérablement diminué32https://suwayda24.com/?p=19955 (AR), et cette victoire sur le crime organisé a prouvé la capacité de la communauté druze à assurer sa propre sécurité.

CRISE ENDÉMIQUE ET GERMES DE RÉVOLTE

 

Au-delà des conséquences directes de la guerre civile, puis des guerres impérialistes menées en Syrie par les grandes puissances (Iran, Russie, Turquie, Israël, Etats-Unis, Qatar, Arabie Saoudite…), la Syrie connaît depuis dix ans un marasme économique sans précédent33Depuis 2011, plus de 600 000 personnes ont été tuées dans le conflit, dont plus de la moitié sont des civils. Cinq millions de Syriens ont quitté le pays, tandis que près de huit millions ont été déplacés à l’intérieur du pays. Si la Russie et la Turquie interviennent militairement sur le territoire syrien, la plupart des autres puissances interviennent par le biais de milices ou en apportant une aide financière et matérielle aux différents groupes armés actifs dans le conflit. L’Iran soutient ouvertement le régime syrien, notamment en garantissant le soutien de ses milices, dont la principale est le Hezbollah..

La population a d’abord été soumise à un rationnement des ressources et denrées de base, comme l’eau, le gaz, l’essence, le fioul, le pain, le sucre, l’huile, le riz, le thé et les oignons, obtenus à l’aide d’une carte de rationnement (carte à puce), avant d’abolir ce soutien aux produits de première nécessité, laissant la population dans l’obligation d’acheter ces denrées au prix du marché. La valeur de la livre syrienne est passée de 1 $ = 47 SYR en 2011 à 500 SYR en 2017, et a grimpé de 2 500 à 14 000 SYR d’ici l’été 2023, avec un salaire moyen supérieur de 200 000 SYR (14 $). À l’été 2023, les prix des denrées alimentaires ont atteint un niveau sans précédent : 1 litre d’huile = 30000 SYR, 1 litre de lait = 6000 SYP, 1 kg de farine = 4500 SYR, 1 kg de tomates = 4000 SYR, 1 kg de pommes de terre = 6500 SYR, 1 kg d’oignons = 3500 SYR, 1 kg de concombres = 4000 SYR, un œuf = 2000 SYP. Cela signifie que la majorité des Syriens ont dépensé la totalité de leur salaire en moins d’une semaine. Quant à l’électricité, il y a deux ans, elle était livrée dans la région de Suwayda dans le cadre d’un programme de rationnement quotidien (trois heures de courant, trois heures de coupure), avant que cette courte fenêtre ne soit réduite à une heure et demie de marche, contre six ou sept heures de repos, sans parler des nombreuses coupures de courant qui se produisent pendant ce temps, entraînant la dégradation rapide des appareils électroniques dont les prix d’achat ou de réparation sont inabordables.

Ces dernières années, la police militaire russe a régulièrement tenté de jouer le rôle de gardien de la paix pour apaiser les tensions générées par la crise économique. Sa présence a été confirmée en 2021 dans le gouvernorat de Suwayda, lorsqu’une délégation d’officiers russes s’est présentée à la population avec l’intention de recruter des supplétifs parmi la population des deux gouvernorats34https://npasyria.com/en/65789/ (EN). Le contingent russe basé à Bosra, situé entre Suwayda et Dera’a, a tenté à plusieurs reprises de distribuer de l’aide alimentaire en 2021 à Shahba et en 2022 à Dhibin, mais les habitants ont fermement rejeté leur intervention humanitaire35https://syrianobserver.com/news/75404/widely-condemned-russian-delegation-enters-town-in-suweida-under-pretext-of-aid.html (EN).

Entre 2020 et 2023, des manifestations spontanées et de courte durée ont régulièrement eu lieu à Suwayda, mais elles n’ont pas été reconduites ou ont été réprimées. En février et avril 2022, des manifestants ont bloqué les routes, pris d’assaut le bâtiment du gouvernorat et mis le feu à un véhicule militaire avant que les forces de sécurité n’ouvrent le feu sur les manifestants, faisant un mort et 18 blessés36https://suwayda24.com/?p=20325 (AR).

Néanmoins, en décembre 2022, les manifestants ont réussi à prendre d’assaut le bâtiment du gouvernorat pour la deuxième fois, tandis que leurs slogans et leurs pancartes de protestation réclamaient principalement une « vie décente », après que les allocations de gaz et d’électricité aient été réduites. Tout au long de l’hiver et du printemps 2023, les rassemblements se poursuivent sous la pression des actions des membres du parti Baas, qui tentent d’organiser des manifestations pro-régime afin d’intimider les manifestants.

Entre-temps, le régime Assad est revenu dans le giron de la Ligue arabe à la suite de réunions diplomatiques au Caire le 7 mai 2023 et du sommet de la Ligue arabe à Riyad le 19 mai 202337https://www.aljazeera.com/news/2023/5/7/arab-league-agrees-to-bring-syria-back-into-its-fold (EN), ainsi qu’un accord négocié par la Chine pour rétablir les liens entre l’Iran et l’Arabie saoudite afin de désamorcer la guerre par procuration que ces deux pays se livrent en Syrie et au Yémen38https://www.usip.org/publications/2023/03/what-you-need-know-about-chinas-saudi-iran-deal (EN). En échange de ce retour de faveur, Bachar al-Assad s’est engagé à lutter contre le trafic de drogue à ses frontières avec la Jordanie et l’Irak39https://www.aljazeera.com/news/2023/5/1/syria-agrees-to-curb-drug-trade-in-arab-ministers-meeting (EN). Le lendemain de l’accord du Caire, la Jordanie a envoyé un message clair aux autorités syriennes en lançant une frappe aérienne sur le domicile personnel du trafiquant de drogue Marai al-Ramthan à Al-Shaab, au sud du gouvernorat de Suwayda, le tuant avec sa femme et ses six enfants, ainsi que sur un centre de production de drogue lié à l’Iran (géré par le Hezbollah) à Kharab al-Shahem, dans le gouvernorat voisin de Dera’a40https://www.aljazeera.com/news/2023/5/8/sohr-attack-that-killed-drug-trafficker-in-syria-was-by-jordan (EN).

ET LA MECHE A PRIS FEU…

 

Le 5 août 2023, un collectif émerge dans les gouvernorats côtiers de Lattaquié et de Tartous, lançant un ultimatum au régime pour le 10 août41https://www.newarab.com/news/who-are-syrias-new-opposition-group-10-august-movement (EN), exigeant des réformes et rendant publique une liste de revendications en application de la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée à Genève en 2015. La particularité du mouvement est qu’il s’est développé dans des régions où la communauté alaouite, à laquelle appartient Bachar el-Assad, est forte, notamment dans les villes de Tartous, Lattaquié, Banias et Jableh, où des milliers de tracts ont été distribués42https://en.majalla.com/node/297431/politics/alawite-protest-movement-emerging-syrias-coastal-areas (EN). En réponse, Bachar el-Assad a augmenté les salaires des fonctionnaires de 100 % mais a simultanément annoncé la suppression des subsides sur l’essence et une augmentation des prix des carburants, le prix du litre d’essence passant brutalement de 3 000 à 8 000 livres syriennes, soit une augmentation de 167 %, et le prix du carburant de 700 à 2 000 livres syriennes, soit une augmentation de 186 %. Les budgets exorbitants des Syriens pour le transport rendent la vie quotidienne impossible et empêchent des milliers de Syriens de se rendre au travail. Face à l’augmentation des démissions dans le secteur public, le régime a réagi en durcissant les conditions de démission. Parallèlement, le régime a annoncé son intention de supprimer les subsides sur tous les biens de consommation d’ici 202443https://alsifr.org/syria-protests (AR).

À la suite de ces annonces, un appel à la grève générale a été lancé dans le sud de la Syrie44https://suwayda24.com/?p=21730 (AR) ; https://www.aljazeera.com/news/2023/8/21/strike-protests-in-syrias-sweida-enter-second-day (EN). Depuis le 16 août, plus de 52 communes du sud de la Syrie ont été le théâtre de manifestations utilisant divers types d’actions : grèves, veillées, blocage de routes, fermeture d’institutions gouvernementales, etc.

Des manifestations de soutien ont eu lieu dans les gouvernorats d’Idlib, de Dera’a et d’Alep, ainsi qu’à Jaramana, le quartier majoritairement druze du Damas rural, reprenant les slogans de 2011 pour la chute d’Assad : « La Syrie est à nous, pas à Assad », « un, un, un, le peuple syrien est un » et « le peuple veut la chute du régime ». Les manifestants ont également exprimé leur souhait de voir la fin de la présence iranienne en Syrie.

Le 25 août, les manifestations se sont étendues à Idleb, Alep, Azaz, Afrin et Al-Bab. À plusieurs endroits, les manifestants ont brandi ensemble les drapeaux druze, kurde et de la révolution syrienne. Si les forces du régime n’ont pas réagi de manière excessive dans le gouvernorat de Suwayda, elles ont ouvert le feu à Alep et à Dera’a, tuant au moins deux personnes. Le Réseau syrien des droits de l’homme rapporte également l’arrestation de 57 personnes en lien avec les manifestations, principalement dans les gouvernorats de Lattaquié et de Tartous45https://leilashami.wordpress.com/2023/08/26/revolution-reborn/ (EN).

Des manifestants montrent des drapeaux druzes, syriaques et kurdes remplaçant les trois étoiles du drapeau de la révolution syrienne dans la ville d’Idleb.
Des manifestants montrent des drapeaux de la révolution syrienne, kurdes, chiites, druzes, sunnites, chrétiens et nationaux syriens dans la ville de Suwayda.

Depuis lors, les manifestations sur la place centrale de Suwayda, rebaptisée depuis longtemps « place de la dignité » (al-Karami) par la population, sont hebdomadaires, voire quotidiennes, et se multiplient d’un vendredi à l’autre, atteignant plusieurs milliers de personnes un mois après le début de la révolte, le 22 septembre. Les bureaux du parti Baas et un certain nombre de bureaux gouvernementaux ont été fermés par les manifestant-es au cours des manifestations, tandis que des affiches et statues de Bachar al-Assad ont été détruites et brûlées.

Des manifestants brûlent un véhicule militaire devant le bâtiment du gouvernorat.
Le bâtiment du gouvernorat avec la photo de Hafez al-Assad est en flammes.

Entre-temps, le 14 septembre, le cousin de Bashar al-Assad, Firas al-Assad46Le père de Firas, Rifaat, a commandé les forces armées responsables du massacre de Hama en 1982, avant de tenter un coup d’État contre son frère, le père de Bachar el-Assad, en 1984. Exilé en France, il est finalement rentré en Syrie en 2021 après avoir été amnistié par son neveu et reconnu coupable par la justice française de détournement et de blanchiment d’argent au profit du régime syrien. Tous ses biens ont été saisis, pour une valeur estimée à 90 millions d’euros, dont deux hôtels particuliers parisiens, un haras, 40 appartements, 7300 mètres carrés de bureaux à Lyon et un château., a publié une vidéo dans laquelle il condamne le régime et exprime son soutien aux manifestant-es47https://www.youtube.com/watch?v=GmCRl-Hkn94 (AR). Cette vidéo fait suite à celle de Majd Jadaan, la belle-sœur de Maher al-Assad48Maher est le frère de Bashar et le commandant général de la Garde républicaine et des services de renseignement militaire du régime. Il est le deuxième homme fort du régime, directement responsable de la milice des Shabihas et du trafic de captagon organisé par les services de renseignement militaire, en particulier la quatrième division blindée., dénonçant avec force les crimes du clan Assad depuis la Jordanie et saluant la révolte du peuple de Suwayda contre le régime49https://youtu.be/IobX1vxHkDY (AR). Des interviews d’acteurs de la révolte ont également été rendues publiques, comme celle du leader du mouvement des « Hommes pour la dignité » à Suwayda, le cheikh Abu Hassan Yahya Al-Hajjar50https://suwayda24.com/?p=20610 (AR), ou l’activiste et avocat Adel al-Hadi51https://hawarnews.com/en/haber/developments-in-as-suwayda-to-where-h37625.html (EN).

DANS LE CHAOS DE LA GUERRE PAR PROCURATION

 

Malgré douze années de révolte et de guerre civile, le régime syrien est toujours au pouvoir. S’il a résisté aux tempêtes, c’est sans doute grâce aux interventions de l’Iran, de DAESH et de la Russie qui, chacun à leur manière, ont contribué à rendre impossible la Révolution tant souhaitée par le peuple syrien. À cela s’ajoutent l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, qui ont pour leur part réussi à créer la division au sein des forces démocratiques et laïques de l’Armée Syrienne Libre en favorisant, comme nous l’avons déjà mentionné, les forces les plus réactionnaires et les moins démocratiques de la rébellion contre le régime.

De leur côté, les Etats-Unis, responsables de la naissance et du développement d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique, tous deux nés sur les décombres encore incandescents des sociétés afghane et irakienne, ont choisi en 2011 (année de leur retrait officiel d’Irak) de ne plus participer directement avec leurs forces armées aux conflits du Moyen-Orient. Pour autant, après avoir condamné la répression des manifestations de 2011 et imposé des sanctions au régime d’Assad, les Etats-Unis ont lancé leurs premières frappes aériennes en Syrie en septembre 201452https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2014/09/23/statement-president-airstrikes-syria (EN) et, à partir de 2015, ont parrainé les nouvelles Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de 25 000 combattants kurdes des YPG/YPJ et de 5 000 combattants arabes, dans le but affiché de stopper l’avancée de l’État islamique. D’abord épargné, le régime syrien a finalement subi des frappes américaines en 2017 et 2018, en représailles de l’utilisation par l’armée syrienne d’armes chimiques contre des civils à Douma (Damas) et à Khan Cheikhoun (Idlib)53https://www.armscontrol.org/factsheets/Timeline-of-Syrian-Chemical-Weapons-Activity (EN) ; https://www.opcw.org/media-centre/news/2023/01/opcw-releases-third-report-investigation-and-identification-team (EN). La même année, les deux tiers des troupes américaines déployées sur le sol syrien ont été rapatriées en accord avec la Turquie, qui a décidé alors de lancer une offensive dans la zone frontalière contrôlée par les Kurdes afin d’y établir une « zone de sécurité »54https://www.kurdistan24.net/en/news/fff9400a-a0b3-4ff4-be05-e18d00a046cf (EN). Néanmoins, les États-Unis maintiennent une forte présence en Syrie. En 2021, ils ont mené une série de frappes aériennes contre le Hezbollah et ses alliés irakiens, dont les Hachd al-Chaabi, tenus pour responsables d’attaques contre les « intérêts occidentaux » en Irak55https://www.reuters.com/world/middle-east/us-carries-out-air-strikes-against-iran-backed-militia-iraq-syria-2021-06-27/ (EN).

La Russie, qui est l’un des principaux soutiens militaires du régime syrien depuis 2015, a été distraite par son invasion de l’Ukraine, qui ne s’est pas déroulée exactement comme Poutine l’aurait souhaité. Elle a dû retirer une partie importante de son contingent du territoire syrien56By 2020, Russia had control over 75 sites in Syria, including 23 military bases, 42 points of presence and 10 observation points. While an estimated 63,000 Russian military personnel were deployed in Syria between 2015 and 2018, on the eve of the war in Ukraine this number appears to have fallen to 20,000 – https://daraj.media/108925/ (AR) ; https://www.arab-reform.net/publication/russian-forces-in-syria-and-the-building-of-a-sustainable-military-presence-i/ (EN) pour la redéployer dans l’est de l’Ukraine, tandis que les 250 à 450 mercenaires Wagner opérant notamment dans les gouvernorats syriens de Homs et de Deir ez-Zor, restés sans chef depuis la mutinerie de Prigozhine, auraient reçu l’ordre de se présenter à leur base de Hmeimim (gouvernorat de Lattaquié) et de se placer sous l’autorité du commandement militaire russe57Les principales bases militaires russes en Syrie sont situées à Tartous, à Hmeimim (Lattaquié) et, depuis 2019, à Qamishli (Al-Hasakah).. Certains de ceux qui ont refusé auraient été renvoyés en Russie ou redéployés au Mali. Suite au retrait des troupes russes, certaines bases militaires sous leur contrôle ont été transférées aux forces armées iraniennes, notamment au Corps des gardiens de la révolution islamique et au Hezbollah. Cependant, la Russie conserve ses forces militaires en Syrie et n’a pas l’intention de renoncer à sa part d’influence dans la région, notamment face à l’Iran, qui reste son principal concurrent.

L’Iran, premier soutien du régime Assad depuis le règne du père de Bachar, Hafez (1971-2000), reste l’acteur clé de la guerre en Syrie. Sans le soutien militaire des milices iraniennes, dont la principale est le Hezbollah libanais, le régime Assad n’aurait probablement pas pu résister, notamment en raison de l’implication du Hezbollah dans le trafic de Captagon, l’une des principales ressources du régime. Après avoir nié leur présence en Syrie, le régime iranien et le Hezbollah ont fini par soutenir ouvertement le régime Assad, le qualifiant à la fois de « djihad contre les extrémistes sunnites » et d' »intervention nécessaire pour protéger la Palestine et résister à Israël ». Dans la propagande de l’Iran et du Hezbollah libanais, le soutien inconditionnel à la libération du peuple palestinien est un mirage qui fonctionne bien, notamment au sein de la gauche occidentale58https://alsifr.org/syria-protests (AR). Là où l’on aurait pu s’attendre à un soutien unanime à la révolution syrienne de la part de la majorité des forces révolutionnaires de gauche, c’est un silence retentissant qui a répondu aux chants des manifestants syriens. Dans l’imaginaire naïf de la gauche, l’Iran, la Syrie et les milices du Hezbollah (et du Hamas) constituent un rempart incontestable contre l’impérialisme américain et le colonialisme israélien. En réalité, le Hezbollah se préoccupe surtout de maintenir son emprise quasi hégémonique sur la société libanaise tout en travaillant frénétiquement à maintenir la Syrie dans la zone d’influence de l’Iran, dont dépend toute sa survie. Entre 2013 et 2018, le siège par le régime Syrien59Voir le film « Little Palestine », d’Abdallah al-Khatib – https://youtu.be/GbpxMFNuYVY (AR / FR) puis l’éradication violente du plus grand camp de réfugiés palestiniens du monde, Yarmouk (banlieue de Damas)60Avant 2013, le camp de Yarmouk accueillait plus de 160 000 réfugiés palestiniens., qui peut facilement être considérée comme une opération de nettoyage ethnique menée avec la complicité du Hezbollah et de mouvements palestiniens tels que le FPLP et le Hamas61Les militants du Hamas à Yarmouk ont d’abord combattu le régime d’Assad jusqu’en 2013, lorsque le Hamas a timidement critiqué l’intervention contre le camp de Yarmouk, avant de maintenir une position de neutralité, en raison de sa dépendance financière et militaire à l’égard du Hezbollah. Le Hamas maintient également son quartier général dans le fief du Hezbollah à Dahiyeh, au Liban., suffit à disqualifier la propagande de ces derniers quant à la réalité de leur lutte pour l’émancipation du peuple palestinien.

Israël, sans intervenir militairement sur le sol syrien, n’a jamais cessé de lancer des frappes de drones sur les infrastructures iraniennes en Syrie. De fait, il ne se passe pas un mois sans que des roquettes ne touchent des bâtiments ou des cadres du Hezbollah, la milice étant la principale préoccupation du régime israélien. Pourtant, Israël n’a jamais manifesté la moindre volonté de soutenir les aspirations démocratiques du peuple syrien. Si l’on regarde la situation de manière rationnelle, on comprend qu’Israël n’a aucun intérêt à l’établissement d’une société démocratique dans un pays arabe à ses frontières, car tout progrès démocratique dans la région conduirait naturellement à une solidarité arabe avec les Palestiniens et à une menace pour le régime d’apartheid d’Israël. En effet, le régime Assad et le Hezbollah ont largement contribué à limiter l’organisation politique et la résistance des réfugiés palestiniens au Liban et en Syrie62https://alsifr.org/syria-protests (AR), ce qui n’est pas pour déplaire à Israël.

QUE POURRAIT-IL SE PASSER ENSUITE ?

 

Comme l’ensemble du peuple syrien en 2011, les manifestants de Suwayda peuvent difficilement gagner une révolution sans un soutien extérieur ou un soulèvement important de la population syrienne dans les principaux autres gouvernorats.

Quant à l’Armée syrienne libre, il est difficile d’espérer un soutien enthousiaste au soulèvement druze, étant donné que l’aspiration de la majorité des groupes combattants actuels reste l’établissement d’un califat islamique difficilement conciliable avec les aspirations démocratiques et laïques des manifestants de Suwayda. Néanmoins, dans tous les gouvernorats, qu’ils soient sous le contrôle du régime ou des rebelles, il existe encore des vestiges de mouvements démocratiques qui voient dans l’insurrection druze une immense source d’espoir. C’est pourquoi ceux qui croient encore en une société démocratique non confessionnelle sont spontanément descendus dans les rues de différentes villes pour exprimer leur solidarité avec Suwayda, qu’ils soient musulmans sunnites, alaouites, chrétiens, syriaques, arabes ou kurdes.

Là encore, on s’attendrait à ce que les organisations kurdes, qui ont réussi à maintenir leur statut d’autonomie dans un bon quart du pays et proclament haut et fort qu’elles sont animées par un projet révolutionnaire, universaliste et démocratique, expriment un soutien plus fort et inconditionnel à leurs frères et sœurs de Suwayda. Mais au-delà d’un communiqué des femmes du Conseil démocratique syrien appelant les femmes syriennes à prendre en main la question politique, nous n’avons pas entendu grand-chose de la part des mouvements révolutionnaires kurdes. Ce qui laisse penser que, conformément à leur autonomie bien établie, les Kurdes ne se sentent guère concernés par ce qui se passe au sud de l’Euphrate, qu’il s’agisse du sort du reste du peuple syrien ou de celui des Palestinien-nes. Il est triste de voir à quel point la solidarité avec les autres communautés en lutte n’est pas perçue comme une condition sine qua non de la survie du projet de Démocratie au Moyen-Orient. En outre, les récents événements survenus à Deir ez-Zor n’ont guère contribué à renforcer la confiance des Arabes dans les Unités de protection du peuple kurde (YPG) : entre le 27 août et le 7 septembre, les Forces démocratiques syriennes, largement dominées par les YPG, ont affronté des factions arabes locales affiliées au Conseil militaire de Deir ez-Zor à la suite de la destitution et de l’arrestation d’un commandant arabe de haut rang des FDS, Ahmed al-Khubail, également connu sous le nom de Rashid Abu Khawla. Bien que les sanctions prises à son encontre aient été justifiées par les accusations de corruption et de trafic de drogue dont il faisait l’objet, l’arrestation a attisé la colère de ses partisans, qui ont lancé un assaut contre les SDF, causant la mort de 90 personnes au cours des onze jours de combat63C’est finalement sous la pression américaine qu’un accord de retrait et de cessez-le-feu a été initié par les FDS, motivé par la crainte que des cellules d’ISIS, des forces du régime et des milices pro-iraniennes ne profitent de la situation pour regagner du terrain dans la région.. La toile de fond de ce conflit est la critique faite aux Kurdes par la population locale, leur reprochant légitimement un contrôle hégémonique de la région, considéré comme irrespectueux par rapport à la majorité arabe qui y vit64https://www.middleeasteye.net/news/syria-deir-ezzor-sdf-fights-arab-tribes-control (EN)

Chez les Druzes, la procédure à suivre fait l’objet d’un débat intense. Une certaine méfiance semble persister à l’égard de la proposition autonomiste et confédéraliste. Certains voient dans la revendication autonomiste un risque de séparation du reste des Syrien-nes, incapables de saisir la différence entre autonomie et indépendance, tandis que d’autres confondent les moyens et la fin : lorsqu’il est proposé de mettre en place des assemblées démocratiques et des comités de lutte pour organiser la révolte à moyen terme, ils croient qu’on leur parle d’un projet de société à long terme, et ont du mal à croire en la capacité du peuple à s’auto-organiser sans médiateurs et sans leaders. Ainsi, l’organisation politique dans le cadre du soulèvement populaire de la place al-Karami peine encore à prendre la forme du Tahrir égyptien de 2010 ou du Maïdan ukrainien de 2014, alors qu’il suffirait peut-être de reprendre les recettes et les expériences positives du soulèvement de 2011, et notamment celle des Comités locaux décrite par l’anarchiste syrien Omar Aziz65https://www.fifthestate.org/archive/397-winter-2017/the-legacy-of-omar-aziz/ (EN) ; https://www.syria.tv/عمر-عزيز-يدخل-غيابه-العاشرet mis en place dans de nombreuses villes à l’époque. Malheureusement, si aucune initiative d’organisation à la base n’est mise en place, nous risquons de voir les cheikhs et les chefs de clans familiaux traditionnels propulsés comme leaders, au détriment d’individus ou de collectifs moins connus, mais animés par des idéaux plus progressistes et véritablement émancipateurs.

Déjà, l’ambassadeur russe Anatoly Viktorov a rendu visite au cheikh des Druzes de Galilée (Israël) Muwafaq Tarif66https://www.aljazeera.net/politics/2023/9/21/انتفاضة-السويداء-مستمرة-اتصالات, tandis que les représentants américains French Hill, Joe Wilson et Brendan Boyle ont appelé au téléphone le cheikh de Suwayda Hikmat Al-Hijri67https://syrianobserver.com/news/85155/american-senator-reaches-out-to-sheikh-al-hijri-in-suweida.html (EN) ; https://www.thenationalnews.com/world/us-news/2023/09/21/us-politicians-speak-to-druze-leader-sheikh-al-hajari-as-anti-assad-protests-continue/ (EN), tentant d’engager des négociations avec la communauté druze pour que l’issue de la révolte soit conforme à leurs intérêts dans la région. Ne doutons pas non plus que le boucher saoudien Mohammed Ben Salman, qui mène des tractations diplomatiques tous azimuts avec l’Iran, la Chine, Israël, les États-Unis et la France, viendra lui aussi bousculer l’avenir de la région, tant son intérêt pour l’acquisition d’armement et l’enrichissement de l’uranium l’emporte sur le sort des peuples, qu’ils soient syriens ou palestiniens. Pour le tyran saoudien, peu importe évidemment que ces peuples restent en cage, pourvu qu’ils soient martyrisés en silence et ne dérangent pas les affaires courantes. Sans compter la récente visite de Bachar el-Assad à Pékin, à l’invitation du despote chinois Xi Jinping, pour sortir de son isolement et obtenir le soutien de la Chine à un accord de « reconstruction » de la Syrie. La seule présence de tous ces vautours suffit à générer suspicion et spéculation, ce qui ne peut être bénéfique au mouvement populaire en cours. Au vu du chaos que les différents Etats ont généré en Irak et en Syrie au cours des vingt dernières années, on peut légitimement affirmer que seules des solutions mises en œuvre par le peuple pour le peuple peuvent espérer déboucher sur un semblant de paix et de démocratie. Pour l’heure, les habitants de Suwayda ont catégoriquement refusé de se ranger sous une quelconque bannière ayant des intérêts politiques ou économiques en Syrie. Espérons que cela durera et réussira ainsi !

Pour lire et télécharger l’article en PDF >>

FR_Article_Soulevement_Suwayda.pdf

×

NOTES