
La chute du régime d’Assad le 8 décembre 2024 a été une incontestable libération pour des millions de Syriens, qui sont sortis de manière soudaine et inattendue de cinquante années de barbarie totalitaire ayant transformé la Syrie en un champ de ruines doublé d’un archipel concentrationnaire depuis lesquels plusieurs centaines de milliers de civils ont disparu ou été contraints à l’exil.
Une libération, pas une révolution
Dès le 9 décembre, Ahmed al-Sharaa s’est autoproclamé leader de la nouvelle Syrie, rejetant catégoriquement toute forme de partage du pouvoir, de décentralisation et de fédéralisme, tout en prenant soin de ne jamais employer le terme démocratie, avant de déclarer dans un entretien à Syria TV le 15 décembre – soit seulement une semaine après la chute d’Assad – qu’il était désormais « crucial d’abandonner la mentalité révolutionnaire ». Il est légitime de se demander alors : Quand est-ce que Al-Sharaa a été révolutionnaire ?
Le 29 décembre, Al-Sharaa affirmé qu’aucune élection ne pourrait se tenir avant quatre ans, ce qui est entendable au regard de la situation déplorable de la société civile syrienne, mais ne rassure pas du tout venant d’une personne qui rejette le concept même de démocratie, quelle que soit sa forme. Il a annoncé simultanément l’adoption à venir d’une nouvelle constitution lors d’une hypothétique conférence nationale du dialogue qui viendrait clore la période de transition. A ce stade, les plus optimistes attendaient encore de voir venir.
Le 29 janvier, Al-Sharaa a été nommé Président de la République Arabe Syrienne par le Commandement Général Syrien (incarné par lui-même) à l’occasion d’une « Conférence de la Victoire ». La constitution Syrienne et toutes les institutions héritées du parti Baath et de la dictature d’Assad ont été consécutivement abolies. Personne ne les regrettera.
Le 12 février, Al-Sharaa a constitué un comité préparatoire de 7 membres[1] pour organiser la Conférence Nationale du Dialogue, qui a été préparée en 10 jours et s’est ouverte le 24 février. Elle a réuni 600 personnes – dont un grand nombre avaient été invitées moins de deux jours plus tôt par sms – et a exclu toute représentation de l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien et des Forces Démocratiques Syriennes. Les discussions n’ont duré qu’une journée et n’ont objectivement abouti sur rien, si ce n’est réaffirmer superficiellement les nécessités déjà formulées par tous : la justice transitionnelle, le respect des libertés publiques et politiques, le rôle des organisations de la société civile dans la reconstruction du pays, la réforme constitutionnelle et institutionnelle, le respect de la souveraineté nationale, le monopole d’Etat sur les armes. A cela s’est ajouté une déclaration symbolique condamnant l’incursion israélienne.
Le 2 mars, Al-Sharaa a constitué un comité de 5 membres[2] chargé de rédiger une proposition de constitution, qui a été élaborée en 10 jours et adoptée le 13 mars pour une période transitoire de 5 ans. Celle-ci impose que le président soit de confession musulmane et fait de la jurisprudence islamique un pilier du droit constitutionnel, tout en s’engageant à « protéger les minorités » comme s’y était par ailleurs engagé Bachar al-Assad. Quatre jours plus tard, plusieurs centaines de civils Alaouites étaient massacrés sur la côte.
Le 29 mars, Al-Sharaa a dissout le Gouvernement provisoire mené par le premier ministre Mohammed al-Bashir pour instituer à sa place un Gouvernement de Transition et nommer 23 ministres[3], dont neuf sont issus de HTS. La société civile insistait sur le respect de la diversité et les droits des femmes, Al-Sharaa a donc nommé la seule femme du gouvernement, également chrétienne, au poste de ministre des affaires sociales. Il aurait voulu se montrer cynique qu’il n’aurait pas mieux fait. Par ailleurs, tous les ministres sont désormais nommés directement par le président, tandis que la position de premier ministre a été supprimée. Précisons qu’un régime présidentiel sans premier ministre n’est pas très différent d’une monarchie.
En moins de trois mois, Ahmed al-Sharaa a donc réussi subtilement et sans opposition à s’imposer comme chef d’Etat, implémentant un régime présidentiel qu’on peut qualifier d’autocratique.
Une transition politique dans l’ombre des accords d’Astana
Depuis 1970 la Syrie a évolué sur les mêmes pas que son parrain russe. Quand on connaît bien le système de pouvoir russe et que l’on analyse le système Syrien sous Assad, on découvre les mêmes modes de prédation, de pillage et de corruption clanique, le même mépris cynique des élites loyalistes envers la majorité du peuple, la même politique d’abandon et d’appauvrissement volontaire de la province, mais aussi et enfin le même culte collectif du chef, quand bien même celui-ci a le charisme d’une huitre. Ironiquement, Assad et arrivé au pouvoir en même temps que Poutine, devenant à la fois sa copie et son disciple. Depuis le début de la révolution populaire en 2011, Assad a agi exactement comme le fait ou le ferait Poutine dans son propre pays en cas d’insurrection, en niant l’existence même de la révolte et en faisant mourir, disparaître ou fuir la moitié de la population du pays plutôt que d’engager un semblant de réforme permettant de récupérer un tant soit peu d’adhésion populaire. L’obstination et le déni criminel sont ce qu’Assad et Poutine ont le plus en commun. La seule chose qui les différencie vraiment, c’est que Poutine n’a pas à ce jour expérimenté d’insurrection populaire d’ampleur et qu’il n’a donc pas eu l’occasion de déployer tout son savoir-faire totalitaire.
En réalité, rien ne peut être pire que le régime d’Assad et la seule comparaison valide serait la dictature Stalinienne. Le modèle reste russe, toujours. Par conséquent, l’ombre de la Russie ne cessera pas du jour au lendemain de peser sur la vie des Syriens. Plus encore, il est légitime de penser que la chute d’Assad n’a pu se faire qu’avec la coopération ou l’assentiment de Poutine. Avant de crier au complot, rappelons quelques faits connus de tous.
La Russie n’a pas d’amis, elle n’a que des clients, des vassaux et des débiteurs. La Syrie a vécu au crédit de la Russie puis de l’Iran pendant plusieurs décennies et leur interventionnisme dans la guerre civile syrienne a été motivée par le besoin de se rembourser des dettes contractées par le clan Assad. Au même titre que les Etats-Unis, la Turquie et les pétromonarchies du Golfe, chacun a placé ses pions sur l’échiquier Syrien, modifiant les alliances et priorités géostratégiques au gré des circonstances et de leurs intérêts fluctuants. Contre leur gré voire à leur insu, les communautés et factions syriennes sont devenus les proxys d’un jeu qui les a très vite dépassé. Et si l’on tente de déceler une logique faite d’alliances polarisées, d’axes ou de camps aux délimitations claires, on ne peut que s’égarer ou se tromper. Il n’y a ni amitiés ni solidarités entre les Etats, seulement des opportunités et des manœuvres.
Dès le début du soulèvement populaire de 2011, l’Iran et le Hezbollah ont été les premiers à intervenir pour protéger le régime Syrien et garder la main sur les routes entre l’Iraq et le Liban, tout en développant leur emprise militaro-commerciale en Syrie. Les USA, l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie, avec le soutien logistique de la Jordanie, de la Grande-Bretagne et d’Israël, sont intervenus parallèlement en fournissant des armes à près d’une cinquantaine de groupes liés à l’Armée Syrienne Libre et à l’opposition syrienne incarnée par le Gouvernement Intérimaire Syrien en exil (en Turquie), incluant des groupes islamistes liés au Front al-Nosra et réunis à partir de 2015 sous l’ombrelle de l’Armée de la Conquête. Le Qatar et la Turquie comptent ainsi parmi les principaux créditeurs du Front al-Nosra (2012-2017), puis de Jabhat Fatah al-Sham (2016-2017) et de Hayat Tahrir al-Sham (2017-2025).
Avec l’intervention russe, la prise de Kobane et les attentats de Paris par l’Etat Islamique en 2015, les stratégies des uns et des autres ont évolué. Les attentats de Paris, dans la continuité de la libération des prisonniers islamistes par Assad en 2011, ont largement contribué à ce que la communauté internationale détourne le regard de la barbarie du régime pour se concentrer sur l’épouvantail jihadiste. Chacun a ainsi justifié son intervention en Syrie par la lutte contre l’Etat islamique : les Etats-Unis ont retiré progressivement leur soutien aux groupes salafistes pour réorienter celui-ci au profit des YPG/YPJ kurdes, puis des FDS, avec un focus sur la lutte contre l’Etat Islamique, tandis que la Russie a envoyé ses mercenaires de Wagner recruter des Syriens au sein du bataillon « ISIS hunters » avant de les envoyer sécuriser les exploitations de pétrole du régime ou servir de chair à canon en Lybie (ce que la Turquie a fait aussi). Mais dans la réalité l’Etat islamique était frappé d’une main et nourri de l’autre aussi bien par la Turquie que par la Russie et le régime d’Assad, qui n’ont cessé de disposer des cellules jihadistes comme cela les arrangeait, les déplaçant de droite à gauche pour commettre des atrocités permettant de détourner le regard de leurs propres crimes et intrigues, de déstabiliser certaines zones ou populations qui les dérangeaient ou pour légitimer l’emploi de la force là où ils manquaient de raisons suffisamment valables. Le jihadiste est un ustensile pratique.
Et contrairement à ce qu’on peut croire, la Russie, les Etats-Unis et ses alliés (la Jordanie, Israël et la Turquie) ne se sont pas opposés militairement sur le terrain Syrien[4]. En 2016 et 2017, les Etats-Unis, la Russie et la Turquie ont au contraire conclu un accord pour la mise en place d’opérations aériennes conjointes visant à frapper les positions de l’Etat Islamique et du Front al-Nosra[5] [6]. Dans la foulée, la Russie a signé des accords avec les Etats-Unis, Israël et la Jordanie en 2017[7] [8] pour tenir les islamistes (Hezbollah et Etat Islamique) à l’écart du Golan et de la frontière jordanienne, ce qui a entraîné la reconquête de Deraa par le régime Syrien et la Russie en 2018, aboutissant sur l’élimination de la poche de l’Etat islamique dans le bassin de Yarmouk et la reddition des rebelles de Deraa ainsi que leur intégration dans les processus de normalisation avec Assad[9]. Notons que tous les accords signés par la Russie l’ont été avec le consentement de Bachar al-Assad. Sans entrer davantage dans les détails, il est très clair qu’il n’y a jamais eu dans le contexte Syrien de véritable dualité entre « axe du mal » et « axe de la résistance ».
Dès 2015, deux personnalités influentes proches des régimes Syrien et Russe, Randa Kassis et Fabien Baussart, avaient commencé à suggérer l’implémentation d’un processus de paix pour la Syrie lors d’une conférence à Astana au Kazakhstan. Après deux ans de pourparlers infructueux à Genève sous l’égide de l’ONU, Astana s’est finalement imposé en 2017 comme espace de négociation entre la Russie, la Turquie, l’Iran, le régime d’Assad et une douzaine de factions rebelles syriennes, à la tête desquelles Jaysh al-Islam, l’ONU étant relégué au statut d’observateur. La Russie et la Turquie ont alors très clairement affiché leur leadership sur les discussions, la Russie proposant même un brouillon de constitution pour la future « République de Syrie », introduisant un système décentralisé, fédéraliste et laïc abolissant la jurisprudence islamique comme source du droit. La Turquie, la Ligue Arabe, l’opposition pro-Turque et Al-Assad se sont alors catégoriquement opposés à toute forme de fédéralisme. Pour mieux comprendre la teneur et les résultats de ces pourparlers au regard des événements récents, il peut être utile de rappeler que la Russie avait proposé la démission d’Assad dès 2012, mais que cette proposition avait été refusée par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France sous prétexte que Assad était « sur le point d’être renversé » (sic). Il semble que la Turquie a pris le lead sur la Russie dans ces négociations entre 2019 et 2023, avant de concevoir dans son coin les modalités de la transition politique en Syrie. La Russie a été mise dans l’impasse par l’obstination de Bachar Al-Assad à se croire invincible et à faire obstacle à toute proposition de réforme constitutionnelle, notamment depuis son retour sur la scène internationale lors du sommet de la Ligue Arabe à Djeddah en juin 2023.
La veille de la chute du régime, la Russie, la Turquie et l’Iran se sont réunis à Doha en présence de 5 membres de la Ligue Arabe (l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Irak, la Jordanie et le Qatar) pour acter la fin des hostilités. Dans la foulée, l’aviation russe a subitement interrompu ses frappes après neufs ans de bombardements incessants et les troupes russes se sont paisiblement repliées sur leurs bases de Hmeimim et Tartus, où ils se trouvent jusqu’à ce jour en application des accords de Doha. Toujours selon ces accords, la Russie a donné à Assad, son clan et ses alliés des garanties de sécurité et d’amnistie en échange du retrait général de son armée, tandis que l’Iran a négocié la protection des lieux saint chi’ites. Dans la soirée du 7 au 8 décembre, les proches d’Assad ont alors préparé leurs valises avant d’être efficacement évacués en avion de Syrie vers la Russie et les Pays du Golfe, incluant Bachar Jaafari, principal négociateur des accords d’Astana et ambassadeur de la Syrie en Russie[10]. Tout cela sans qu’Israël n’abatte leur avion en vol, cela va de soi.
Dès le 29 décembre 2024, Al-Sharaa a déclaré que la Syrie partageait de profonds intérêts stratégiques avec la Russie, évacuant d’un revers de main sa complicité manifeste avec le régime d’Assad et la responsabilité de celle-ci dans le massacre de milliers de civils depuis 2015[11].
Fin janvier 2025, une délégation russe menée par le ministre des affaires étrangères Mikhail Bogdanov et l’envoyé spécial russe en Syrie Alexander Lavrentyev est venue à Damas pour poser les cadres et critères des relations bilatérales ultérieures. Al-Sharaa a alors posé ses conditions, exigeant des compensations financières pour les crimes commis et l’extradition d’Assad vers la Syrie, en sachant pertinemment que la Russie n’accepterait jamais.
Début mars, alors même que les massacres sur la côte ont poussé des centaines de civils Alaouites à se réfugier sur la base de Hmeimim, la Russie a hypocritement proposé son aide pour stabiliser la situation en Syrie. Le mois suivant, les prémisses d’une nouvelle coopération militaire avec la Turquie et la Russie ont vu le jour, Al-Sharaa admettant que l’essentiel du matériel militaire syrien était fourni par la Russie, que la Syrie restait dépendante de nombreux contrats avec elle dans les secteurs de l’alimentation et de l’énergie, et que son pouvoir de véto aux Nations Unies constituait une menace sérieuse pour la perspective de levée des sanctions qui affecte lourdement le pays.
Ce qu’on peut conclure à partir de toutes ces données, c’est que la destinée des Syriens restera intimement liée aux desiderata de Erdogan et de Poutine. On pourrait baptiser cette contrainte la « Malédiction d’Astana ».
Qu’en est-il des jihadistes étrangers ?
D’abord quelques éléments biographiques et de contexte.
Ahmed al-Sharaa est né en 1982 au même endroit qu’Oussama Ben Laden – à Riyad en Arabie Saoudite – puis a vécu en Syrie entre 1989 et 2003. Avant le début de l’invasion américaine en Iraq il s’est rendu à Baghdad où il a rejoint la branche iraqienne d’Al-Qaeda, que son leader Abu Musab al-Zarqawi venait de fonder après avoir prêté allégeance à Ben Laden. Arrêté en 2006, il a ensuite passé cinq ans dans les prisons américaines. Libéré alors que Ben Laden venait d’être éliminé le 2 mai 2011, son successeurs Ayman Al-Zawahiri a envoyé Al-Sharaa en Syrie au mois d’août pour établir la branche syrienne d’Al-Qaeda, Jabhat al-Nusra, en collaboration avec l’Etat Islamique en Irak dirigé alors par Abu Bakr al-Baghdadi. Comme le hasard fait bien les choses, exactement à la même période Bachar al-Assad amnistiait et libérait de la prison de Sednaya des centaines d’islamistes, dont un certain nombre de militants notoires[12] qui ont mis sur pieds simultanément et dans le trimestre suivant leur libération les principaux groupes salafistes responsables du morcèlement et de l’islamisation ultérieure de l’Armée Syrienne Libre (ASL) : Liwa al-Islam, Suqour al-Sham et Ahrar al-Sham.
Dans l’univers des groupes armés islamistes, les confrontations armées, guerres de pouvoirs, alliances de circonstances et recompositions n’ont cessé de se succéder, jusqu’à amener de larges fusions en 2017 au sein de l’Armée Nationale Syrienne (Jaysh al-Watani as-Suri) et de l’Organisation de Libération du Levant (Hayat Tahrir al-Sham, HTS), sous l’égide de la Turquie. Ces recompositions coïncident avec les négociations internationales dans le cadre du processus d’Astana évoqué plus haut. C’est le moment où un certain nombre de factions islamistes, confrontées à une impasse dans leur guerre de tranchée avec le régime d’Assad, ont été incités à changer de stratégie et ont adopté une rhétorique nationaliste et révolutionnaire, tout en faisant le ménage sur leur flanc le plus radical. L’associé et complice de Al-Sharaa depuis 2011, Anas Hassan Khattab, occupait le poste de responsable du renseignement de HTS[13], fonction qu’il conserve dans le gouvernement Syrien. A cette position il s’est chargé d’éliminer les rivaux de HTS dans la poche d’Idleb, notamment Hurras al-Din et les cellules de DAESH, opération qu’il a mené en collaboration avec les services de renseignements Turcs et Etasuniens. Leur approche jihadiste a été alors progressivement abandonnée au profit d’une gestion politicienne et technocratique des zones sous leur contrôle, incarnée notamment par le nouveau Gouvernement de Salut Syrien. Il apparaît clairement que la Turquie et la Russie ont exercé une influence majeure sur l’évolution prise à ce moment-là par la rébellion Syrienne, quand bien même les deux principales factions formant HTS n’ont pas participé aux négociations d’Astana[14]. Néanmoins, personne n’est dupe du rôle joué par les deux impérialismes dans ce cynique jeu d’échecs. A cette époque Ahmed al-Sharaa était encore Abu Mohammad al-Joulani, et quelle qu’ait été sa stratégie populiste de « syrianisation » pour devenir un interlocuteur crédible à l’international, tout le monde sait très bien qu’il n’aurait jamais pu garder le contrôle de la situation sans maintenir à ses côtés les chiens de guerre jihadistes qui ont toujours constitué le noyau de ses troupes. Et parmi eux, les centaines de tueurs à gage du jihad international qu’il allait devoir remercier s’il venait à gagner l’ultime bataille pour renverser Al-Assad.
C’est précisément ce qu’il s’est passé après la chute du régime. Fin décembre 2024, Al-Sharaa a nommé plusieurs jihadistes et criminels de guerre Syriens et étrangers[15] issus de son cercle proche à des postes de commandement dans la nouvelle armée, évoquant la dissolution à venir de la nébuleuse Hayat Tahrir al-Sham, condition indispensable à la levée des sanctions contre le leadership de HTS et contre la Syrie. Un mois plus tard, 18 factions armées déclaraient se dissoudre pour intégrer la nouvelle armée nationale, sans qu’aucune liste officielle des factions concernées ne soit rendue publique. Concrètement, des centaines de criminels ont bénéficié par cette intégration d’une amnistie générale et d’une normalisation du jihad. Un mois plus tard, le gouvernement de transition annonçait envisager d’accorder la citoyenneté aux combattants étrangers anti-Assad qui ont vécu en Syrie depuis plusieurs années, décision qui n’empêchera pas la levée des sanctions contre la Syrie, quand bien-même elle apparaissait comme une exigence centrale de la part des Etats-Unis. Récompenser ses mercenaires semble plus important que de soulager enfin la souffrance des Syriens : la normalisation du jihad international ou la révolution syrienne, Al-Sharaa semble avoir choisi. En filigrane on peut également lire que le nouvel homme fort de Damas n’a peut-être pas entièrement le choix, et qu’après avoir passé des années à essayer de nettoyer ses rangs des plus extrémistes sur les conseils avisés de son parrain Turc, personne mieux que lui ne sait à quel point la seule solution pour continuer de régner en maître sur une meute enragée est de la garder près de soi et de lui partager des morceaux du festin. Et il n’ignore pas non plus que beaucoup de jihadistes veulent sa peau, surtout maintenant qu’il serre la main à tous leurs ennemis jurés.
Pour illustrer ce népotisme, le gouvernement provisoire annonçait quelques jours plus tôt avoir engagé le processus de révocation de la citoyenneté de près de 740 000 combattants étrangers pro-Assad, notamment Iraniens, Iraqiens, Afghans, Pakistanais et Libanais. Quand on veut, on peut. Plutôt que de garantir la Justice pour tous les crimes commis contre les Syriens, Al-Sharaa confirme par cette décision que tous les mercenaires étrangers ne sont pas logés à la même enseigne. Les siens peuvent donc continuer à persécuter les infidèles et les hérétiques en paix.
Sectarisme et tribalisme : les deux fléaux de la Syrie
Quand la Turquie a soufflé dans l’oreille de Al-Sharaa qu’il ne fallait surtout pas laisser le champs libre aux revendications fédéralistes, c’était un message clairement adressé aux factions armées Kurdes, mais également à toute autre force armée et politique issue des minorités. Chacun a pensé alors tout de suite aux Alaouites et au Druzes. Les premiers n’ont pas de faction armée attachée à des revendications communautaires, si ce n’est les reliquats du régime qui se cachent encore ici ou là, mais qui ne représentent ni ne protègent leur communauté. Les seconds au contraire bénéficient de puissantes structures d’auto-défense communautaire incarnées par plus d’une vingtaine de factions attachées à protéger l’intégrité, les intérêts et l’identité culturelle de leur communauté, tout en bénéficiant de solides réseaux de solidarité parmi les communautés Druzes à l’étranger, et notamment en Palestine occupée, au Liban et parmi la diaspora dans le reste du monde.
Pour la nouvelle autorité à Damas, les trois communautés représentent des enjeux de rapports de forces et de diplomatie considérables, voire une menace pour le projet d’Etat hégémonique, centralisé et mono-confessionnel défendu par Al-Sharaa et ses principaux parrains à l’international : la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite. Par ailleurs, la Russie, les Etats-Unis et Israël se tiennent aux aguets pour exploiter les revendications d’autonomie ou de décentralisation des trois communautés, tandis que l’Europe et l’ONU appliquent éternellement les mêmes schémas paternalistes qui voudraient que les minorités aient besoin de protecteurs – et donc un protectorat – quand bien-même une majorité des populations dont on parle ne désirent pas être chaperonnées ou protégées par des puissances étrangères. Mais quelle que soit la véritable opinion des différentes populations, le sectarisme dont le régime d’Assad s’est fait le promoteur pendant plusieurs décennies continue de l’emporter sur toute considération égalitaire ou démocratique. Les analyses complotistes, binaires, voire manifestement fondées sur des biais sectaires ou xénophobes viennent se mêler à la propagande agressive des différents impérialismes pour produire un bruit médiatique constant dans lequel il est impossible d’y voir clair et de garder la tête froide. Contrairement à 2011, quand les modes de communication instantanée étaient encore relativement peu développés, les réseaux sociaux s’ajoutent désormais aux médias traditionnels pour véhiculer et donner de l’écho aux rumeurs les plus invraisemblables, mais pourtant suffisamment crédibles pour inciter n’importe qui à la violence et au déni des crimes commis. C’est ainsi qu’au moment de la chute du régime les fantasmes paranoïaques de l’occident annonçant le massacre des minorités ont fini par partiellement se réaliser, comme autant de prophéties autoréalisatrices, mais de manière moins subite que ce qui était prédit.
Avant de poursuivre, il est absolument indispensable de distinguer le scénario des massacres de la côte Syrienne qui se sont déroulés début mars et les confrontations violentes ayant ciblé la communauté Druze début mai. Dans le premier cas, ce sont bien des reliquats du régime déchu réunis au sein de groupes baptisés « Brigade du Bouclier de la Côte », « Conseil Militaire pour la Libération de la Syrie » et « Résistance Populaire Syrienne »[16] qui ont initié la confrontation avec l’autorité centrale de Damas. Plusieurs sources suggèrent que ces groupes, constitués de criminels de guerre et de tortionnaires restés loyaux envers Assad, ont été soutenus par la Russie et/ou l’Iran pour tenter de fomenter une reprise de pouvoir sur la côte, voire au-delà. Quoi qu’il en soit, ces quelques centaines de reliquats ont lancé une offensive coordonnée contre des checkpoints, des bâtiments gouvernementaux et des hôpitaux, s’emparant de quartiers entiers dans les villes de Jableh, Baniyas et Qardaha et s’en prenant indistinctement à des civils et aux forces de Sécurité arrivées sur place pour mettre fin à la sédition. Dans le giron de la Sécurité Générale et en réponse à son appel à volontaires sur Telegram[17], ce sont aussi des milliers de combattants radicaux plus ou moins affiliés à des groupes salafistes, eux-mêmes plus ou moins affiliés à l’Armée Nationale Syrienne et à Hayat Tahrir al-Sham, qui ont foncé sur la côte avec l’intention de punir les loyalistes ainsi que l’ensemble de la communauté civile Alaouite de laquelle ils sont issus. Parmi ceux-ci subsistent des groupes qui ne se sont pas dissouts, voire qui sont hostiles à Al-Sharaa mais considèrent la Sécurité Générale comme l’un des bras armés de la communauté sunnite en quête de revanche. L’insurrection loyaliste et l’épuration ethno-confessionnelle qui s’en est suivie ont résulté sur le massacre de 823 à 1659 civils et à la mort d’environ 260 combattants de chaque côté[18], les deux camps ayant participé au massacre de civils.
Dans le second cas, tout part de la diffusion d’un faux enregistrement insultant le prophète Mahomet et attribué à un sheikh Druze, Marwan Kiwan. De polémique sur les réseaux sociaux, la situation a évolué rapidement vers une émeute sectaire et xénophobe à l’université de Homs, initiée par l’étudiant en pétro-ingénierie Abbas Al-Khaswani, qui avait participé le mois précédent à l’offensive sanglante contre la communauté Alaouite. L’étudiant a été filmé en train de prononcer un discours haineux contre les Druzes, les Alaouites et les Kurdes, puis une foule d’étudiants a circulé sur le domaine de l’université en attaquant aléatoirement des étudiants a priori non-musulmans. Le gouvernement de transition a d’abord remercié les émeutiers pour leur zèle religieux en défense du prophète, avant de démentir timidement l’authenticité de l’enregistrement audio. Dans les 48 heures qui ont suivi, des groupes armés ont pris d’assaut les villes à majorité Druze (et Chrétienne) de Jaramana, Sahnaya et Ashrafiyet-Sahnaya, sans qu’on sache précisément de qui sont constitués ces groupes. Un certain nombre de sources concordantes pointent néanmoins du doigt des réseaux constitués de Bédouins et combattants islamistes de Deir Ez-Zor, de Dera’a et de la Ghouta. En réaction, les factions Druzes de Suwayda se sont mobilisées et un convoi s’est élancé sur la route de Damas pour venir en soutien aux factions locales de Sahnaya. Celui-ci a alors subi une embuscade meurtrière ayant conduit à la mort de plus de quarante combattants Druzes, avant qu’une dizaine de villages de la région de Suwayda ne soient attaqués à leur tour et pendant trois jours par des groupes provenant de Dera’a et des tribus bédouines de la région. La Sécurité Générale s’est finalement déployée autour du gouvernorat pour empêcher d’autres groupes de pénétrer depuis Dera’a, mais cette prise en étau de la région s’est accompagnée de pressions sur les les leaders Druzes pour s’accorder sur le désarmement des factions et l’entrée dans Suwayda des forces de la Sécurité Générale, ce qui a été refusé. En échange, un accord a été trouvé sur l’activation de la police et de la Sécurité Générale dans le gouvernorat, à la seule condition que l’ensemble de ses membres soient issus de la région. Quand la Sécurité Générale s’est retirée du seule village qu’elle a occupé, les résidents ont trouvé leurs maisons et leur lieu saint incendiés et pillés. Deux jours après la fin des hostilités, des dizaines d’étudiants de Suwayda ont quitté leurs universités de Damas et Homs, tandis que la route de Damas restait menacée par les groupes armés qui ont tiré sur des véhicules et ont placé un checkpoint sous leur contrôle, tandis que la Sécurité Générale semblait impuissante ou complice. Dans le même temps le gouvernement de transition a, de manière surprenante, nommé trois leaders des tribus bédouines de Deir Ez-Zor à la tête du renseignement, de l’organisme de lutte contre la corruption et du conseil suprême des tribus et des clans de Syrie[19]. Il est légitime de se demander s’il s’agit d’une gratification volontaire ou de la résultante de chantages et coups de pressions exercés par les puissantes tribus bédouines de la confédération Al-Uqaydat pour récupérer une part du gâteau.
Ce que ces événements disent de la Syrie actuelle, c’est qu’on ne peut rester le président de la Syrie sans d’une part exacerber les préjugés et tensions intra-communautaires afin de garder le contrôle sur les régions et d’autre part être adoubé par les forces les plus réactionnaires du pays et leurs alliés à l’étranger. Cela dit aussi que la société Syrienne n’a pas guéri et n’est pas près de guérir de ces maladies que sont le sectarisme et le clanisme qui va avec. Après des décennies de régression intellectuelle et de dépolitisation accomplies à renfort de coups de cravache par le national-socialisme du Ba’ath, la Syrie a renoué progressivement avec les vieux réflexes tribaux et féodaux qui préexistaient. Sur ce terreau fertile, le modèle islamique – qui rejette la laïcité, la démocratie et la représentation populaire – offre à nouveau le champ libre aux chefs de grandes familles (sheikhs), seigneurs de guerres et autres Emirs, dont les capacités à imposer un rapport de force vont déterminer leur proximité avec ce pouvoir et leur légitimité à en partager l’usufruit. Par sa prise de pouvoir elle-même, Al-Sharaa a démontré qu’il suffit d’être le plus fort pour être légitime. Et celui qui saura faire preuve de puissance armée tout autant que de loyauté sera remercié comme il se doit. C’est ce qu’ont obtenu les leaders des groupes armés qui ont combattu pour la chute du régime et qui ont accepté de les dissoudre au sein de l’armée nationale. C’est aussi ce que vient possiblement d’obtenir la confédération Al-Uqaydat après avoir répondu à l’appel à donner une leçon aux « hérétiques » de Suwayda, tout en acceptant de se retirer une fois que le gouvernement avait obtenu un premier compromis de la part des leaders Druzes.
L’aventure virile et archaïque consistant à traverser le désert pour aller subjuguer ses voisins insoumis dans le but de démontrer son allégeance envers le sultan et ses pachas témoigne d’un retour au modèle féodal qui a précédé le mandat colonial français. Ce qui s’en distingue et donne à la situation actuelle une dimension d’autant plus terrifiante, c’est la persistance des pratiques de déshumanisation raciste et génocidaires introduits par les colons occidentaux, accommodés au contexte local par les jihadistes[20] depuis les années 1980 et portés à leurs paroxysme par la dictature des Assad. L’expression la plus notable de ces nouveaux modes de terreur viriliste est sans doute celle consistant à se filmer en train de faire aboyer les hommes Alaouites et de raser la moustache des hommes Druzes, avant de les emmener entravés pour une destination inconnue. Rien ne distingue en vérité cette pratique raciste de celle des soldats israéliens à l’égard des Arabes Palestiniens, ce qui vient renforcer l’idée qu’il s’agit bien d’une importation depuis l’occident. Ainsi, une partie conséquente de la jeune génération de Musulmans sunnites qui n’a pas participé à la révolution de 2011 mais a grandi pendant la guerre civile semble être en train d’emprunter un chemin de fascisation similaire à celui des shabiha de Bachar[21], notamment en inondant les fils d’informations et les réseaux sociaux de publications et commentaires sectaires prônant la vengeance et le meurtre au nom de la défense de leur identité ethno-confessionnelle prétendument menacée. Cette logique paranoïaque consistant à croire que tout le monde autour de soi souhaite notre destruction induit naturellement un réflexe de repli sur soi et autour du leader charismatique censé garantir notre protection. Il n’est donc pas surprenant de voir Al-Sharaa présenté par les musulmans sunnites – et notamment les plus jeunes – comme le héros providentiel d’une révolution accomplie exclusivement par et pour leur communauté, tandis que les autres communautés se voient nier leur participation à la révolution contre Assad. La Révolution de tous les Syriens apparaît prise en otage par les discours apologétiques et mystiques présentant la prise de pouvoir de HTS comme un achèvement divin assimilé au retour des Omeyyades pour les uns, ou des Ottomans pour les autres. C’est l’Oumma récompensée. On ne doit pas s’étonner par conséquent si Al-Sharaa a célébré sa victoire à la Mosquée des Omeyyades, et si de vieux imams takfiristes tels que le sheikh Adnan al-Arur – qui est connu pour avoir systématiquement parsemé ses sermons de haine interconfessionnelle – sont invités à rentrer en Syrie après des années d’exil et y sont accueillis comme des maîtres à penser d’une révolution sunnite qui l’aurait emporté sur « 45 ans de régime de la minorité [22]». Pendant ce temps-là dans l’ombre, une majorité de Syriens musulmans sunnites modérés, progressistes et pacifistes – incluant les Kurdes fédéralistes – sont à nouveau essentialisés par l’extrémisme d’une minorité qui s’agite sur le devant de la scène, et qui détient le pouvoir par les armes.
La grille de lecture ultra-confessionnelle des rapports sociaux et politiques par les religieux fondamentalistes, dont les membres du gouvernement et leurs supporters continuent de faire partie, induit des simplifications dangereuses qui résultent sur l’absolution de la famille Assad pour faire porter la responsabilité de sa dictature sur une communauté entière, les Alaouites, voire sur l’ensemble des minorités qui lui sont associées : Chi’ites, Druzes, Ismaéliens ou encore les Murshidis[23], dont quasiment personne n’entend jamais parler mais dont une dizaine de membre ont été exécutés depuis décembre par des « individus non identifiés » à Latakia, Hama et Homs. De la même façon plusieurs centaines de civils, incluant des enfants et des femmes, ont été assassinés depuis la chute du régime, particulièrement dans la campagne de Homs où certains villages ont vu plusieurs de leurs résidents exécutés le même jour par des groupes armés intervenant dans le cadre ou en marge des « opérations de sécurisation » diligentées par la Sécurité Générale[24]. Ce n’est donc pas une révolution qui se déroule en Syrie depuis décembre 2024, mais la revanche de 50 à 60% des Syriens sur tous les autres. Par conséquent, on comprend mieux la réticence de la nouvelle autorité à mettre en œuvre les mécanismes de justice transitionnelle nécessaires à l’achèvement de la révolution : non seulement celle-ci n’est pas une priorité puisqu’elle mettrait en évidence la persécution de toutes les communautés sans exception, mais aussi parce qu’elle amènerait nombre des représentants de cette nouvelle autorité eux-mêmes à être incriminés et jugés pour leurs crimes[25].
Pas de justice transitionnelle, pas de paix
L’exigence de justice a été martelée par les collectifs de familles de disparus dès les premières heures qui ont suivi la chute du régime et alors que le monde feignait de découvrir pour la première fois l’ampleur de l’horreur que celui-ci avait pu représenter. La société syrienne qui a subi la violence sans être en position de l’infliger est unanime : aucune paix sociale ni aucun régime respectueux des Syriens ne peut exister sans justice transitionnelle. Pour que les communautés syriennes puissent guérir d’un demi-siècle de dictature et à nouveau vivre ensemble, les représentants du nouveau gouvernement n’ont pas d’autre choix que de procéder aussi rapidement que possible à l’arrestation de tous les dignitaires du régime et de tous ses exécutants ayant participé activement à la disparition, la torture et le meurtre de dizaines de milliers de Syriens. Bien évidemment, quand on parle de justice, il n’est pas question d’exécutions sommaires, de simulacres de procès, d’audiences à huis-clos et de mises à mort publiques reproduisant les traumatismes générés par la barbarie takfiriste, mais d’une justice transparente respectant les principes fondamentaux du droit à la défense et la dignité des accusés. Venger le sang et l’humiliation par le sang et l’humiliation n’est pas ce dont la société syrienne a besoin. Au contraire, elle a besoin pour se régénérer et sortir du cycle de violence de faire preuve d’équité et d’intégrité, mais également de sévérité, à l’égard de ceux qui n’ont montré envers elle que sadisme et cruauté. L’objectif doit rester la résilience et non la seule satisfaction primaire des instincts de revanche.
Il est évident aussi que la poursuite systématique de tous les membres de l’armée et des milices du régime déchu n’est pas possible et serait une entreprise extrêmement dangereuse qui entraînerait une épuration à large échelle et des règlements de comptes à n’en plus finir. Un entretien très instructif avec le Directeur du Réseau National Syrien pour les Droits de l’Homme Fadel Abdul Ghani publié par le media Syrien Enab Baladi[26] décrit le processus de justice transitionnelle potentiellement mis en œuvre en Syrie. Dans celui-ci, Abdul Ghani distingue un volet judiciaire et un volet civil, ce dernier prenant la forme de commissions « Vérité et Réconciliation ». Il estime le nombre d’auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité liés à l’ancien régime à 16 200 personnes, dont 90% seraient des militaires, et considère que seuls les officiers de premier et de second rang de l’armée pourraient être concernés par des poursuites pénales, tandis que les officiers des troisième au sixième rangs seraient inclus au programme des commissions de réconciliation. Les responsables non-militaires, incluant les hommes d’affaires, ne seraient pas exemptés de poursuites.
Il est impossible à l’heure actuelle de savoir si ce cadre cohérent a été accepté et mis en application par les nouvelles autorités. Au-delà de la communication lapidaire du ministère de l’intérieur sur son fil Telegram au moment de leur arrestation, aucun mécanisme transparent ne permet de savoir ce qu’il advient des personnes faisant l’objet d’investigations. Aucun tribunal spécial n’a été évoqué, ni aucune échéance judiciaire. Sur ce dossier, le gouvernement auto-proclamé fait preuve depuis quatre mois d’une déplorable désinvolture, et l’impunité dont bénéficient certains criminels de haut rang de l’ancien régime participe à éroder la confiance des Syriens. L’évacuation diplomatique du clan Assad vers la Russie et les Emirats Arabes Unis constituait déjà une première trahison envers les Syriens et envers la Révolution. La nomination de toute une série de takfiristes et criminels de guerre à des postes de responsabilité tout en promettant l’accès à la citoyenneté aux takfiristes étrangers en était une seconde.
Au-delà de ces très mauvaises décisions prises au nom d’une stabilité à très court terme, la nouvelle autorité a aussi arrêté un certain nombre de criminels notoires de l’ancien régime pour finalement les libérer par « manque de preuves », « régulariser » leur situation ou encore les amnistier purement et simplement. Le meilleur exemple est sans aucun doute celui du commandant en chef des Forces de la Défense Nationale (Quwat ad-Difa’a al-Watani), Fadi Ahmad alias « Fadi Saqr », qui est directement responsable de nombreux massacres dont le plus connu est celui de Tadamon en avril 2013, ou encore celui de Talal Shafik Makhlouf, commandant en chef de la Garde Républicaine et directeur du bureau du commandant en chef de l’armée et des forces armées, responsable pour sa part des meurtres de nombreux manifestants lors des manifestations pacifiques à Douma, Harista, Nawa et Dera’a en 2011. On peut y ajouter les cas de Mohammad Ghazi al-Jalali, ancien ministre des Communications puis premier ministre, et Mohammad al-Shaar, ancien ministre de l’intérieur[27], ainsi qu’un certain nombre d’autres figures de haut rang dans l’appareil répressif du régime d’Assad, qui ont bénéficié depuis des mesures dites de « régularisation » de leur situation en échange de leur collaboration. Ainsi, le 7 février 2025, les résidants de Tadamon ont réagi avec colère à la visite de Fadi Saqr sur les lieux de ses propres crimes en compagnie de responsables de la Sécurité Générale, dans le but affiché de « faire la vérité » en dénonçant ses anciens complices[28]. Deux mois plus tard, les autorités ont brillé par leur absence à la commémoration du massacre du 16 avril, tandis qu’aucun périmètre de sécurité ni aucune investigation forensique digne de ce nom n’a été mise en place au niveau du pâté d’immeubles qui a servi pendant plusieurs années de « zone d’exécutions » à la Défense Nationale, et où subsistent de façon certaine des fosses communes. Au contraire, Fadi Saqr a été nommé à la tête d’une commission de réconciliation envoyée sur la côte Syrienne suite aux massacres de début mars, position depuis laquelle il a négocié la libération d’anciens officiers du régime Assad arrêtés à cette occasion. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’empathie et la considération pour le traumatisme des victimes et survivants ne sont pas ce qui caractérise les nouvelles autorités. Plus récemment, d’autres serviteurs notoires du régime déchu continuaient d’apparaître publiquement et d’user de leur position sociale privilégiée, voire se montraient ostensiblement aux côtés de représentants des nouvelles autorités[29]
Enfin, et c’est sans doute le plus troublant, les nouvelles autorités ont ostensiblement méprisé le dossier des prisonniers et disparus[30], laissant les familles sans soutien ni réponse[31], tout en négligeant pendant de longues semaines la protection des archives des plus de 800 services de sécurité et lieux de détention avant de finalement se décider à en restreindre partiellement l’accès au public[32]. Le square al-Marjeh à Damas, où les proches de disparus se donnaient rendez-vous dans les semaines qui ont suivi la chute du régime pour se soutenir mutuellement et recueillir des informations, a été subitement débarrassée des centaines de photos de disparus courant janvier dans le cadre d’une vaste campagne de nettoyage initiée par la Défense Civile et intitulée « Damas, nous sommes de retour », tandis qu’un collectif baptisé « Les mains de la Bonté » faisait scandale en recouvrant les inscriptions laissées par les détenus sur les murs d’une prison par des peintures à la gloire de la révolution, avec l’aval préalable des autorités. L’indifférence et la négligence de ces dernières, voire l’empressement à faire table rase du passé n’est pas pour rassurer, quand bien-même les plus optimistes trouvent de bonnes raisons de se persuader qu’il est normal et naturel que les choses prennent du temps, que les autorités font de leur mieux ou que les processus engagés offrent des signes encourageants. A cinq mois de la chute du régime, cette persistance dans le relativisme et l’absence de jugement critique quant à la désinvolture, mais aussi à la nature et au passif de la plupart des représentants du nouvel appareil d’Etat, flirtent désormais avec la naïveté et l’insouciance. Les proches de victimes et de disparus quant à elles continuent d’être animées par le même espoir que celui qui leur a permis de survivre toutes ces années. Rien n’est vraiment entrepris, en actes comme en paroles, pour leur permettre de trouver la paix
La Syrie, une société dépouillée en proie au néo-conservatisme islamiste
L’Etat désastreux dans lequel Assad a laissé le pays témoigne à la fois de l’incroyable résistance et résilience des Syriens, mais également de l’inestimable capacité de l’être humain à survivre dans les circonstances les plus abominables. Quand on observe l’économie syrienne, on se rend compte à quel point le pays est à genoux et combien ses infrastructures ont été anéanties. Et quand on dit anéanties, le mot est faible : la Syrie est une carcasse évidée et rouillée, dont le squelette commençait déjà à être rongé avant la chute du régime. Les soldats du régime vendaient meubles et biens pillés pour se nourrir, et lorsque la fin s’est faite sentir, ils n’ont même pas attendu de voir l’ennemi s’approcher pour abandonner armes et uniformes, tandis que la population se ruait déjà sur tous les bâtiments publics pour piller absolument tout ce qui pouvait l’être. Ce qui sidère le plus dans la Syrie d’après, c’est le caractère absolutiste du pillage : ce n’est pas seulement le mobilier qui a été emporté, mais également les câbles, tuyauteries, portes, fenêtres, tuiles, carrelages qui ont été arrachés, et désormais aussi les poutrelles métalliques, briques et parpaings qui font la structure même des bâtiments. Ne parlons même pas des véhicules (tanks compris) et des arbres, qui sont méthodiquement découpés ou hachés, transformant l’ensemble du domaine public en friche sauvage. Et si l’on observe attentivement les villes et quartiers rasés par les bombes, on se rendra compte également que la totalité des immeubles en ruines ont été absolument évidés du moindre petit objet, comme si chacun des milliers d’appartements ainsi démolis avait été consciencieusement purgé de l’intégralité de ce qu’il s’y trouvait. Et cela par les agents et soldats du régime eux-mêmes, puisque certains quartiers étaient interdits d’accès jusqu’à la chute d’Assad. Entre Damas et le gouvernorat de Suwayda, les pilleurs vont jusqu’à abattre les pylônes à haute tension pour les découper et sectionner les câbles électriques qui alimentent des milliers de maisons en électricité. Partout c’est l’hallali[33] et le moindre morceau de la bête a une valeur.
Le pillage est parmi les principales afflictions qui touchent la nouvelle Syrie. Le phénomène existait avant la chute du régime et il ne peut être imputé aux nouvelles autorités, bien qu’il n’ait fait que s’amplifier et qu’absolument rien ne semble entrepris pour y mettre un terme ou pour protéger les infrastructures. Le seul progrès qui pourrait mettre un terme à cette auto-sabotage par la population syrienne elle-même est la restauration d’une économie stable ou tout au moins une amélioration perceptible de celle-ci. Pourtant il semble que la Banque Centrale Syrienne a décidé d’appliquer une méthode hasardeuse, en restreignant les liquidités[34] tout en refusant d’intervenir sur le taux de change[35] et de freiner la spéculation illégale sur la livre syrienne, ce qui aboutit à une intense volatilité des taux de change et à des pertes d’argent considérable pour les Syriens, dans un pays où 90% des habitants continuent de vivre sous le seuil de pauvreté. Les principaux bénéficiaires sont les spéculateurs, alors que ni l’investissement et la production locales, ni les exportations n’ont augmenté. Le gouvernement n’imprime pas de nouvelle monnaie et n’intervient pas non plus pour limiter le change aux seuls bureaux de change officiels, des centaines de petits commerçants ayant recours à cette activité pour faire des bénéfices. A côté de cela, les marchés ont commencé à être inondés de produits à bas prix provenant notamment de Turquie, menaçant la production locale déjà fragile[36] tandis que les revenus des Syriens n’ont pas vu de hausse significative et que le taux de chômage dépasse les 25%. Le nouveau gouvernement semble compter exclusivement sur les investissements étrangers. La situation actuelle laisse par conséquent présager la prédation capitaliste à venir, et avec elle une autre forme de pillage généralisé, qui se fera au profit des spéculateurs et non de la masse des Syriens. On connaît très bien le schéma, il suffit de regarder la situation du Liban ou de la Grèce.
Dans cette perspective opportuniste la diplomatie internationale n’a pas attendu deux semaines pour reprendre son cours normal, les prédateurs capitalistes de la péninsule arabique et d’Europe ayant été les premiers à accourir au palais présidentiel à Damas dans la perspective de restaurer au plus vite les relations économiques avec la Syrie et de tirer les meilleurs bénéfices de la nouvelle donne régionale. Le 23 décembre 2024, le Qatar était le premier Etat étranger après la Turquie[37] à envoyer une délégation en Syrie pour rencontrer les nouvelles autorités Syriennes, tandis que Al-Sharaa effectuait sa première visite à l’étranger le 2 février 2025, par un déplacement très médiatisé en Arabie Saoudite au cours de laquelle il a visité la Mecque et présenté au monde sa compagne Latifa al-Droubi, avant de s’envoler directement vers la Turquie[38]. Au-delà du show, ces visites témoignent de la volonté de placer l’Arabie Saoudite et le Qatar au-devant de la politique extérieure syrienne. Les deux Etats ont prévu ainsi de reprendre en main le secteur de l’énergie par la relance d’une production électrique alimentée quasi exclusivement en combustibles fossiles provenant du Golfe. Ça va brûler du gaz[39]. Tous deux ont commencé par délivrer des tonnes d’aide humanitaire à la Syrie au lendemain de leurs premières rencontres officielles et se sont également engagés à payer la dette syrienne de 15 millions de dollars contractée envers la Banque Mondiale, ce qui laisse présager des investissements d’ampleur : rien n’est gratuit. L’Allemagne et la France ont été ensuite les premiers Etats européens à se présenter au portillon de l’ex-jihadiste le 3 janvier 2025[40], suivis de l’Italie le 10 janvier suivant, les trois pays ayant été à la veille de la révolution de 2011 les principaux bénéficiaires des exportations de pétrole syrien[41]. Ils sont aussi les premiers à avoir mis en œuvre la suspension des procédures d’asile des Syriens le jour suivant la chute du régime et à avoir plaidé la levée des sanctions visant la Syrie, tandis que la France a été le premier pays européen à accueillir Al-Sharaa le 7 mai 2025, en dépit de son maintien sur la liste noire du terrorisme. Pour Macron, l’état d’exception est un mode de gouvernement, et la signature de contrats juteux vaut bien de fermer les yeux sur une partie du drame du peuple Syrien. Il a juste été demandé à al-Sharaa de faire quelques déclarations symboliques en faveur de la protection des droits humains et de la justice. Mais comme la déclaration universelle des droits de l’homme, une déclaration n’est pas contraignante et reste une simple promesse ayant pour but premier d’acheter la paix sociale, et de tromper les libéraux les plus crédules. Les partenaires économiques de la Syrie ne daigneront jamais conditionner le rétablissement des relations commerciales à la mise en œuvre stricte et sous contrôle international d’un système démocratique représentatif de la diversité syrienne et d’une justice transitionnelle excluant la peine de mort et les traitements inhumains et dégradants. Au lieu de cela, comme évoqué plus tôt, on se contentera d’exiger d’Al-Sharaa un engagement oral à « protéger les minorités » et à « neutraliser l’Etat Islamique », comme cela était déjà le cas depuis une décennie avec Bachar al-Assad. Ça ne mange pas de pain.
Dans le système capitaliste, tout n’est qu’une affaire de deals et de compromissions. Les conclusions de la commission d’enquête sur les massacres de la côte Syrienne pourront bien attendre quelques mois de plus, le temps que les sanctions contre la Syrie soient levées et que al-Sharaa puisse revenir tranquillement sur ses promesses une fois que le commerce international sera rétabli. On est témoin actuellement d’une transition historique vers une fusion du libéralisme économique et du conservatisme sociétal telle qu’elle s’est produite au Etats-Unis sous Georges Bush et son fils Georges W. Bush, mais dans sa version islamique déjà au pouvoir en Arabie Saoudite. Il ne faudra donc pas s’étonner si le destin de la Syrie dépendra de la relation entre Ahmed al-Sharaa, Donald Trump et Mohammed Ben Salman. Notre article tombe à point nommé, car les trois ont prévu de se rencontrer en Arabie Saoudite dans quelques jours…
La charia est compatible avec la capitalisme, tout comme Ahmed al-Sharaa.