Pour le premier jour de l’année 2025, le gouvernement de transition Syrien a effectué sa première sortie diplomatique à l’étranger pour rendre visite au gouvernement Saoudien, puis à ses voisins Qataris et Emiratis. HTS a ainsi envoyé un message clair et fort au monde entier, faisant de l’Arabie Saoudite et du Qatar, en plus de la Turquie, ses partenaires prioritaires dans la reconstruction du pays. Les moyens nécessaires au relèvement de la Syrie sont en effet estimés à près de 400 milliards de dollars. Dès les jours suivants, l’Arabie Saoudite a envoyé plusieurs cargaisons d’aide humanitaire par avion à Damas, puis un convoi de 60 camions d’aide est entré par la frontière Jordanienne le 5 janvier, tandis que le Qatar et la Turquie ont envoyé deux « powerships » vers la côte Syrienne (centrales électriques flottantes) pour fournir 800 MW d’électricité à la Syrie (+50%). La Jordanie se dite prête à fournir elle-aussi de l’énergie à son voisin. Le manque d’électricité et son rationnement par le régime d’Assad était en effet l’un des problèmes majeurs de la société Syrienne.
Après avoir annoncé la reconnexion de la Syrie à l’économie de marché, il faut s’attendre à ce que le gouvernement de transition applique des mesures ultra-libérales visant à réduire au maximum les dépenses du nouvel Etat et favoriser l’investissement privé. C’est ce qui explique peut-être le licenciement sans préavis de centaines d’employés du secteur public hospitalier à Tartous et Alep, ainsi que d’une fabrique nationalisée de chaussures à Suwayda ces derniers jours, entraînant des manifestations de colère spontanées dans les trois provinces.
Autant dire que la période qui s’ouvre s’annonce tendue, surtout que les opérations de sécurisation lancées à Tartous, Homs et à Damas au cours de la semaine passée n’ont pas été aussi consensuelles et tranquilles qu’on a pu le penser. L’observatoire Syrien des Droits Humains (SOHR) a recueilli les nombreuses preuves et témoignages de violences commises par les forces de HTS lors de leurs opérations coups de filet pour arrêter les officiers et agents du régime déchu : perquisitions agressives, brimades et violences physiques à l’encontre de centaines de résidents, ainsi que des personnes arrêtées. Pour l’opération à Homs qui a duré cinq jours, HTS a arrêté 1450 personnes, sans qu’on connaisse la réalité des charges portées contre elles. Surtout, ces opérations ont donné carte blanche à des groupes autoproclamés rebelles ou affiliés à HTS, pour persécuter et assassiner des civils. SOHR comptabilise ainsi 214 meurtres depuis le 8 décembre, comme celui de trois paysans à Jableh (Latakia) qui a entraîné une manifestation de plusieurs milliers de personnes demandant l’expulsion des combattants étrangers (ici des Tchétchènes et Pakistanais).
La société Syrienne a cruellement besoin de la mise en œuvre d’une justice transitionnelle, accompagnée de solides processus de réconciliation. Alors que quatorze fosses communes ont été découvertes, comptabilisant à ce jour 1582 corps identifiés, des mesures ont enfin été prises pour gardienner les prisons d’Assad et préserver leurs archives, suite à la demande insistante des familles de disparus. Mais désormais à ces familles s’ajoutent également des centaines d’autres, qui ont manifesté en nombre à Damas le 6 janvier pour exiger de connaître le sort de près de 9000 soldats de l’anciens régime arrêtés depuis sa chute, dont 2000 renvoyés en Syrie par les autorités iraqiennes après leur fuite. Si en effet plusieurs milliers de soldats d’Assad sont passés au cours des trois dernières semaines par les « Centres de réconciliation » pour rendre leurs armes, être répertoriés dans le cadre d’éventuelles poursuites judiciaires, avant d’être réincorporés dans la société civile (sous Assad, les soldats se voyaient confisquer leur carte d’identité civile, remplacée par une carte d’identité militaire), nombreux sont ceux qui restent détenus sans que le gouvernement de transition ne veuille donner leurs noms et lieux de détention. Enfin, et c’est sans doute la plus grande ironie de l’histoire, des familles de la région d’Idleb manifestent elles aussi pour demander la libération de leurs proches, emprisonnés par HTS avant la chute du régime pour leur appartenance à Hizb ut-Tahrir, un groupe salafiste reprochant à Joulani d’abandonner le projet de califat islamique (sic).
D’autres événements agitent la nouvelle vie politique Syrienne, notamment dans les deux régions du Sud de la Syrie. A Deraa le leader de la 8eme Brigade, créée par la Russie à partir des groupes rebelles de la région dans le cadre d’accords de reddition signés en 2018, refuse de désarmer ses hommes et d’intégrer la nouvelle armée syrienne. A Suwayda deux des principales factions locales se sont alliées et ont également refusé, par la voie du sheikh spirituel de la province, de céder leurs armes et de rejoindre la nouvelle armée syrienne sans garanties d’une transition démocratique et laïque réelle à la fin de la période de transition. Si cette décision semble surprenante concernant les factions de Deraa, qui sont issues de la majorité sunnite, elle l’est beaucoup moins de la part de la minorité Druze de Suwayda, dont la survie a toujours dépendu de ses moyens d’autodéfense et de ses liens de solidarité avec les Druzes du Mont Hermon (occupé par Israel depuis le 8 décembre) et du Mont Liban (les libanais sont interdits d’entrée en Syrie depuis le 3 janvier). Les Druzes ne peuvent pas mettre en péril leur sécurité face à un appareil militaire entièrement entre les mains d’anciens (pas si anciens) jihadistes[1]. Leur défiance est donc totalement légitime.
Toujours dans le Sud du pays, Israel a saisi de nouveaux villages, ainsi que l’important barrage de Mantara dans la province de Quneitra, n’hésitant pas à détruire des maisons et infrastructures, tout en exerçant des violences contre les résidents. Un journaliste français, Sylvain Mercadier, et son fixeur Syrien ont été arrêtés le 8 janvier et violentés lors de leur détention, avant d’être libérés. Israel affirme vouloir se maintenir jusqu’à la fin de l’année 2025, mais tout indique que son intention est d’occuper durablement le territoire et de mener également une « guerre de l’eau » contre les Syriens. A l’heure où on rédige cette chronique, on apprend également la détention de cinq réfugiés Palestiniens par la branche syrienne du Fatah à Damas alors qu’ils prenaient part à une manifestation devant l’ambassade de Palestine pour protester contre le siège en cours à Jenine. Non contentes d’avoir collaboré avec le régime d’Assad, les factions politiques Palestiniennes semblent jouir d’une impunité favorisée par les silences de HTS concernant Israel.
Un autre obstacle à la volonté hégémonique de HTS est incarné par les Forces Démocratiques Syriennes et leurs alliées Kurdes autonomistes du Rojava. Depuis fin décembre, la ligne de front entre elles et les mercenaires jihadistes pro-Turquie de la SNA appuyés par l’aviation, l’artillerie et les drones Turcs, s’est cristallisée autour du barrage de Tishrin sur l’Euphrate et les combats ont causé la mort de 56 combattants des SDF et 199 de la SNA. Sans compter les nombreuses victimes civiles, dans les zones contrôlées par les jihadistes où les persécutions et exécutions arbitraires sont monnaie courante, mais aussi de l’autre côté de l’Euphrate du fait des bombardements quotidiens. Au-delà de la résistance acharnée des SDF, le facteur véritablement déterminant est et restera la position des Etats-Unis dans le conflit. Le 3 janvier, l’armée étasunienne a renforcé son contingent à Kobane et il est question d’une démilitarisation de la zone dans le cadre d’accords avec la France, impliquant la sécurisation de la frontière Turque par une force franco-américaine. Mais il est évident que cela ne suffira pas à mettre un terme au conflit tant que les régions au Nord d’Alep restent sous la coupe des fanatiques de la SNA. Du côté de HTS, les négociations sont toujours en cours pour une éventuelle conciliation, l’administration autonome du Nord-Est Syrien ayant réaffirmé sa volonté d’intégration au sein d’un Etat national unifié.
Au regard de ces rapports de forces, mais aussi de la diversité et des spécificités régionales qui caractérisent la société syrienne, seul un modèle de gouvernance décentralisée permettant une plus grande participation locale dans la prise de décision peut garantir la paix sociale. Faudrait-il encore que les sponsors étrangers de HTS l’acceptent…
[1] Rappelons que les jihadistes d’Al-Nosra avaient combattu le bataillon druse de l’armée syrienne libre en 2014, tandis que ceux de DAESH avaient massacré 258 résidents de Suwayda en 2018.