Les Druzes sont une communauté religieuse attachée à une croyance hétérodoxe de l’islam chi’ite ismaélien qui a vu le jour en Egypte sous l’impulsion de l’imam Hamza ibn Ali ibn Ahmad au début du 11ème siècle. La foi druze porte tire son nom du prédicateur Muhammad ad-Darazi, bien qu’une partie de ses adeptes ne reconnaissent pas Ad-Darazi et qu’il ait été renié par Hamza ibn Ali avant d’être exécuté sur ordre du calife Al-Hakim bi-amr Allah. Les Druzes préfèrent se définir comme « Muwahideen » (Unitariens) ou « Banu Ma’ruf » (Enfants de Maarouf), bien que l’origine de ce terme reste incertain.

La religion druze, comme le soufisme, aborde la foi avec une approche philosophique et syncrétique qui ne reconnaît ni les préceptes rigoristes, ni les prophètes de l’islam. Si cette croyance s’est répandue au Caire sous le califat fatimide de al-Hakim, divinisé par les Druzes, elle a rapidement fait l’objet de persécutions par le reste de la communauté musulmane à la mort de ce dernier en 1021, et s’est donc exilée vers le Bilad el-Cham (actuels Syrie, Liban, Jordanie et Palestine), et notamment au Mont Liban et dans le Hauran. Mais c’est vers le début du 19ème siècle que la communauté druze du Hauran se renforce, après qu’une grosse partie de la communauté aie été chassée du Mont Liban par les autorités ottomanes. La montagne du Hauran prend alors le nom de jebel al-Druze.

Le gouvernorat de Suwayda regroupe aujourd’hui la majorité de la communauté druze mondiale, soit environ 700 000 personnes. Les Druzes du Liban constituent la seconde communauté, avec 250 000 personnes. En Syrie, plusieurs agglomérations druzes existent également dans le jebel al-Summaq (Idlib, 25 000 personnes), les jebel al-Sheikh et al-Juwlan (Quneitra, 30 000 personnes) et à Jaramana (banlieue de Damas, 50 000 personnes). Enfin, hors de Syrie et du Liban les plus grosses communautés druzes se trouvent en Palestine occupée (Galilée et Mont Karmel, 130 000), au Venezuela (100 000), en Jordanie (20 000), en Amérique du Nord (30 000), en Colombie (3000) et en Australie (3000).

Les principales familles et clans Druzes au 19ème siècle

La communauté Druze est organisée sur un modèle traditionnel de type clanique où les grandes familles exercent une influence prépondérante. Jusqu’au milieu du 18ème siècle, le Hauran (ou Jabal Druze) est dominée par la famille Hamdan, dont l’hégémonie est contestée dans les années 1850 par la famille Al-Atrash. Le conflit opposant les deux familles et leurs alliés respectifs entre 1856 et 1870 est finalement réglé par l’intervention du pouvoir ottoman, qui divise la région en quatre sub-districts, dont le plus important reste celui des Al-Atrash, comprenant 18 villages sur les 62 que comprennent le Hauran de l’époque.

Zuqan al-Atrash

Rebellion contre l’autorité Turque-Ottomanique…

 

En 1878, la semi autonomie acquise par le Hauran est remise en question par l’intervention militaire ottomane, qui veut ainsi mettre un terme aux conflits qui opposent les Druzes entre eux ainsi qu’à leurs voisins de la plaine (actuelle Daraa). Le pouvoir ottoman impose alors une nouvelle gouvernance dirigée par Ibrahim al-Atrash et le paiement de taxes à la communauté Druze, et notamment aux paysans. Entre 1887 et 1910, plusieurs conflits se succèdent, d’abord entre les paysans de la région et les al-Atrash, puis entre les frères d’Ibrahim – Shibli et Yahia – et le pouvoir Ottoman. En 1909, la révolte menée par leur neveu Zuqan al-Atrash échoue à la bataille de Al-Kefr et il est exécuté l’année d’après. Son fils Sultan prend le relais lors de la grande révolte Arabe de 1918…

Pendant la guerre 1914-1918, le pouvoir Ottoman laisse le Jabal Druze relativement tranquille. Sultan al-Atrash lie alors des liens avec les mouvements panarabes impliqués dans la grande révolte Arabe du Hijaz (Arabie Saoudite) et dresse le drapeau Arabe sur la forteresse de Salkhad, au sud de la région de Suwayda, et sur sa maison à Al-Qurayya. Il envoie un renfort de 1000 combattants à Aqaba en 1917, puis rejoint la révolte lui-même avec 300 combattants à Bosra, avant de s’emparer de Damas le 29 septembre 1918. Sultan devient général dans l’armée de l’Emir Faisal et la  Syrie accède à l’indépendance. Ce n’est que de courte durée, puisque la Syrie est occupée par les Français en juillet 1920. Le Jabal Druze devient l’un des cinq Etats de la nouvelle colonie française.

Sultan al-Atrash

Sultan al-Atrash

…puis contre le colonialisme Français

 

Un premier différent oppose Sultan al-Atrash aux Français en 1922, lorsque son hôte, le leader rebelle Shi’ite Libanais Adham Khanjar est arrêté à son domicile en son absence. Sultan demande sa libération, puis attaque un convoi Français qu’il pense transporter le prisonnier. En représailles de l’attaque, les Français démolissent sa maison et ordonne son arrestation, mais Sultan se réfugie en Jordanie, d’où il dirige des raids contre les forces Françaises. Momentanément pardonné et autorisé à rentrer chez lui, il dirige la révolte Syrienne de 1925-1927, déclarant la révolution contre l’occupant Français. D’abord victorieuse, la Grande Révolte Syrienne est finalement vaincue par l’armée Française et Sultan est condamné à mort. Il se réfugie en Transjordanie, avant d’être à nouveau pardonné et invité à signer en 1937 le Traité pour l’indépendance de la Syrie. Il est accueilli en Syrie en héros, réputation qu’il conserve jusqu’à ce jour. Le traité n’ayant pas abouti véritablement sur l’indépendance de la Syrie, en mai 1945, les Syriens se révoltent à nouveau contre l’occupant Français, qui envoie l’armée et tue un millier de Syriens. Dans le Hauran, l’armée Française est défaite par les Druzes sous le commandement de Sultan al-Atrash avant l’intervention britannique qui va mettre fin définitivement au mandat Français le 17 avril 1946.

NDLR : Il faut placer l’engagement de la famille Al-Atrash dans le contexte du conservatisme et du nationalisme Arabe, qui ne remettent pas en question les structures traditionnelles claniques, patriarcales et autoritaires. Pour autant, leur constante opposition dès le 19ème siècle envers les impérialismes étrangers et l’autorité abusive des pouvoirs centraux en font des précurseurs dans les luttes anticoloniales du second tiers du 20ème siècle. On peut considérer également que leur combat porte en lui les ferments des luttes communautaires pour l’autonomie et l’auto-défense, dont il sera question à Suwayda dans la période récente (années 2010-2020). Sultan al-Atrash est aussi connu pour ses positions en faveur du multiculturalisme et de la laïcité.

الدين لله، والوطن للجميع

La Religion est pour Dieu, la patrie est pour tous

Résistance au colonialisme israélien

 

Lorsque les Britaniques transfèrent leur domination sur la Palestine aux colons sionistes d’Europe et d’Amérique et que ceux-ci débutent l’épuration ethnique des Palestiniens à partir du 18 décembre 1947, Sultan al-Atrash appelle à la mise sur pieds de l’Armée Arabe de Libération de la Palestine. Celle-ci, sous les ordres du futur président Syrien Adib Shishakli, entre en Palestine depuis la Syrie le 8 janvier 1948 dans le cadre de la Première guerre israelo-arabe.

Kamal Jumblatt

A seulement une année d’intervale, le 1er mai 1949, l’intellectuel et leader politique Druze Kamal Jumblatt fonde le Parti Socialiste Progressiste, puis appelle à la première convention des Partis Socialistes Arabes en mai 1951 et commence à établir des liens avec la Résistance de Gauche Palestinienne, incarnée par le mouvement des Fedayeen. Jumblatt fait ensuite du PSP un mouvement armé intégré au Mouvement National Libanais, coalition de 12 partis et mouvements de gauche fondée en 1969 pour soutenir l’Organisation de Libération de la Palestine, elle-même créée cinq ans plus tôt et dirigée alors par Yasser Arafat. Jumblatt est le leader du MNL.

Toute la période entre 1952 et 1975 est caractérisée par des tensions sectaires croissantes entre les mouvements de la gauche laïque – anti-impérialiste et pro Palestinienne – et les élites chrétiennes Maronites pro-occidentales, qui dominent alors le paysage politique Libanais. Ces tensions sont renforcées à partir de 1970 par l’augmentation significative du nombre de combattants Palestiniens au Liban, qui résulte de leur expulsion de Jordanie et entraîne un gain d’influence considérable des mouvements Palestiniens dans le pays. Ces tensions aboutissent sur les massacres de civils Palestiniens par les phalangistes Chrétiens (Kataeb) à Ain el-Rummaneh le 13 avril 1975 (30 morts) et à Karantina (entre 1000 et 1500 morts), puis celui de civils Chrétiens à Damour (150 à 580 morts) en janvier 1976.

Le président Syrien Hafez al-Assad – dont le parti Ba’ath était jusqu’alors soutien de la gauche Palestinienne et de ses alliés – prend fait et cause pour les phalanges Chrétiennes et propose un accord impliquant la réduction de l’influence Palestinienne au Liban. Le PLO refuse et en mars 1976, Kamal Jumblatt se rend à Damas pour exprimer son désaccord à Hafez al-Assad. Au mois suivant le MLN et le PLO prennent l’avantage sur leurs adversaires en contrôlant 80% du Liban, mais en juin l’armée Syrienne intervient au Liban. Durant l’été, les milices chrétiennes qui asiègent le camp Palestinien de Tell al-Zaatar depuis le début de l’année, y massacrent entre 2000 et 3000 morts civils avec le soutien militaire de la Syrie. A l’issue d’une confrontation de six mois avec le PLO et le MLN un cessez-le-feu temporaire est signé, instaurant durablement l’occupation du Liban par l’armée Syrienne et entraînant l’anéantissement progressif – puis définitif dix ans plus tard (1987) – de la Résistance Palestinienne au Liban.

Le 16 mars 1977, Kamal Jumblatt est assassiné par des hommes armés à la solde du frère de Hafez al-Assad, Rifaat. Lors de ses funérailles, de nombreuses personnalités de gauche sont présentes, et Yasser Arafat prononce un puissant éloge en faveur de son allié et ami.

Extrait du film « Greetings to Kamal Jumblatt », Maroun Bagdadi, 1977, 57 mm

NDLR : Il n’est pas question ici pour nous d’idéaliser le personnage de Kamal Jumblatt et nous pensons qu’il ne faut jamais ériger des leaders en héros. Pour autant, nous ne pensons pas que Kamal Jumblatt se soit rendu coupable de crimes, ni qu’il ait propagé des sentiments de haine basés sur l’appartenance ethnique ou religieuse de ses adversaires, contrairement à ce qui a pu être véhiculé par certains médias affiliés à la droite libanaise. Il faut néanmoins savoir reconnaître que tout mouvement armé a pu être à un moment où un autre associé ou directement impliqué dans la commission de crimes ou d’actes de vengeance. Cela a notamment été le cas des factions armées palestiniennes, et donc de leurs alliés, comme à Damour en janvier 1976. C’est aussi important de pouvoir admettre quand un leader trahit les intérêts de sa communauté, comme c’est le cas du fils de Kamal Jumblatt, Walid Jumblatt. Ses choix politiques suite à la mort de son père et jusqu’à nos jours sont relativement douteux et il ne nous semble pas digne de l’héritage politique de son père.

Résistance armée au centralisme autoritaire de Damas

 

Quand en 2011 la révolte éclate contre Bachar al-Assad, les Druzes de Syrie se joignent au reste des Syriens et manifestent dans les rues de Suwayda et de Jaramana, quartier communautaire Druze de Damas.

Et quand la lutte armée prend le relais des manifestations pacifistes, l’officier Druze Khaldun Zein Ad-Din fait défection de l’armée du régime le 31 octobre 2011. Il déclare publiquement rejoindre l’Armée Syrienne Libre et crée le bataillon « Sultan Basha al-Atrash« , constitué de 120 combattants Druzes.

Khaldun Zein Ad-Din

Fadlallah Zein Ad-Din

Il est rejoint par son frère Fadlallah Zein Ad-Din en juillet 2012. Dénoncés par des informateurs, il sont assiégés et Khaldun est tué avec 16 autres de leurs compagnons à Tall al-Masyah le 13 janvier 2013. Son frère annonce sa mort dans un communiqué dix jours plus tard. Le Parti Socialiste Progressiste du Liban organise une cérémonie en leur honneur et il devient le symbole du mouvement révolutionnaire et d’opposition à Suwayda. Le 21 mars 2013, son épouse Amira Abu Bahsas déclare publiquement rejoindre à son tour le bataillon de son défunt mari, devenant la première femme de Suwayda à rejoindre l’Armée Syrienne Libre. 

Lors des manifestations contre le régime à Suwayda entre 2023 et 2025, le portrait de Khaldun Zein Ad-Din est affiché sur la place de la Dignité où ses parents Sami et Siham ont participé activement aux rassemblements.

Amira Abu Bahsas

Une autre résistance à la dictature d’Assad émerge en 2013 à Suwayda, suite au recrutement forcé de plusieurs dizaines de jeunes hommes de la région. Un sheikh influent de la communauté, Waheed al-Balous, refuse que la communauté participe à la guerre contre d’autres Syriens et oppose les recrutements forcés. Il fonde le Mouvement des Hommes de la Dignité (« Rijal al-Karami ») va gagner en popularité au cours des années et empêcher la conscription de 30 000 à 50 000 jeunes de Suwayda.

دم السوري على السوري حرام

Un Syrien ne doit pas verser le sang d’un autre Syrien

En 2015, Balous dénonce ouvertement la dictature, ce qui va entraîner son assassinat dans un double attentat à la bombe le 4 septembre 2015. Le soir de sa mort, des émeutes éclatent dans la région et la statue de Hafez al-Assad qui trônait jusque là sur la place de la Dignité est déboulonnée. Elle ne sera jamais remplacée. Son frère Raafat, blessé dans l’attentat, le remplace temporairement avant de céder sa place. Les fils de Waheed al-Balous, Laith et Fahd, créent une scission de Rijal al-Karami, les Sheikh de la Dignité (Sheikh al-Karami), qu’ils veulent politiquement plus radicale que le mouvement de leur père. Malgré des désaccords fréquents, les deux mouvements vont cependant continuer à mener des actions conjointes, même si Rijal al-Karami se rapproche davantage d’une autre faction d’importance, les Forces de la Montagne (Qawat al-Jabal). En décembre 2024 ils sont partie prenante de la Chambre d’Opérations Militaires du Sud qui comprend aussi d’autres factions Druzes et participe à la libération de Damas.

Waheed al-Balous

Raafat al-Balous

Laith al-Balous

Fahd al-Balous

NDLR : Si là aussi il faut s’interdire d’idéaliser l’une ou l’autre faction, nous considérons néanmoins que Rijal al-Karami et les groupes associés ont su très bien incarner au cours des dernières années l’impératif d’auto-défense et d’autodétermination de la communauté druze. Que ce soit face aux tentatives de l’armée du régime de s’imposer par la force ou la contrainte, face aux agressions islamistes ou face à la prédation des gangs qui ont proliféré dans la région, ces factions ont réussi à protéger les populations civiles et l’intérêt général sans commettre d’exactions ni d’abus de pouvoir. Leurs leaders ont généralement répondu à l’appel des communautés menacées et ont pris position clairement contre toute force extérieure menaçant la sécurité de la communauté. Par ailleurs, ils se sont posés en protecteurs des manifestations et révoltes populaires, avant de rejoindre spontanément l’offensive contre le régime en décembre 2024. 

Suwayda au coeur du processus révolutionnaire de 2011 à 2025

 

Au delà des quelques exemples emblématiques de résistance armée au centralisme autoritaire de Damas, la société civile de Suwayda n’a jamais cessé de s’inscrire dans une position critique ou hostile au pouvoir central et à la dictature des Assad. Contrairement aux rumeurs infondées présentant régulièrement les Druzes comme loyaux envers le régime, de nombreux exemples démontrent que la communauté a toujours réussi à concilier sa tradition de résistance avec le refus de prendre parti dans un conflit qui s’est confessionalisé très tôt – avec une très large composante religieuse islamique au sein de l’Armée Syrienne Libre dès 2012 – et qui aurait eu pour conséquence son anéantissement.

Peu de gens se souviennent que la population de Suwayda s’est investie dès les premières heures dans le soulèvement de 2011. Comme évoqué dans notre premier article, la guilde des avocats de Suwayda a organisé l’une des premières manifestations publiques en mars 2011, et comme partout ailleurs en Syrie, le Jabal Druze est descendu dans les rues les semaines qui ont suivi. Pour ne donner que quelques exemples forts et symboliques, rappelons que l’un des principaux chants de la révolution est « Ya Hef ! » (يا حيف – « Quelle Honte! »), composé et chanté par le chanteur Druze Samih Choukheir (Ecoutez en cliquant ici).

Samih Choukheir

On évoquait également au début de ce texte l’influence dans la région de la famille Al-Atrash. La fille de Sultan al-Astrash, Muntaha al-Atrash, a très tôt pris position contre la tyrannie ba’athiste. En 1991, elle a déchiré publiquement la photo de Hafez al-Assad pour dénoncer sa participation aux côté de la Coalition dans la guerre en Irak. Sauvée de la prison en raison de la réputation de son père, elle s’est engagée au sein de l’Organisation pour les Droits Humains « Sawaseya » dont elle est devenue la porte-parole en 2010. Au début de la révolution, elle a rendu visite aux zones rebelles et appelé publiquement le peuple Syrien à rejoindre la révolution, avant de recevoir des menaces de mort suffisamment sérieuses pour la convaincre de ne plus apparaître en public.

Sa fille Naila al-Atrash, enseignante en Arts Dramatiques à l’université et proche du Parti Communiste Syrien, a régulièrement été menacée par le régime pour ses activités jugées subversives. Licenciée en 2001, assignée à résidence en 2008, elle participe au début du soulèvement de 2011 en organisant des groupes de soutien aux personnes déplacées et affectées par le conflit, avant de quitter la Syrie en 2012. Jusqu’à aujourd’hui, Naila reste un soutien actif de la libération des Syriens.

Muntaha al-Atrash

Naila al-Atrash

Enfin, depuis l’assassinat de Waheed al-Balous en septembre 2015 la résistance et la révolte contre le régime d’Assad n’a cessé de se structurer. Elle a pris la forme d’une résistance armée incarnée par plusieurs milices populaires comme évoqué plus haut, mais s’est aussi largement développée dans la société civile, avec la multiplication de manifestations et d’actions qui ont augmenté en intensité et en régularité à partir de 2020, en conséquence aussi de l’explosion des prix et du coût de la vie.

Pour relire en détails le déroulé de ces révoltes, lire notre premier article publié en octobre 2023 : « Au Sud de la Syrie, le soulèvement de la dignité a commencé« 

Il est également nécessaire de connaître mieux la structuration de la société druze pour comprendre que la population n’est pas forcément inféodée aux décisions d’un leadership politique ou spirituel. A Suwayda, le leadership religieux est incarné par trois sheikhs, les « Aql Sheikh » : Hamoud Al-Henawi, Hikmat Al-Hajari et Youssef Jarboua.  Les positions politiques de ces trois sheikhs ne sont ni identiques ni immuables, et leur relation envers le régime d’Assad a varié en fonction des périodes et des événements.

Suite à l’assassinat de Waheed al-Balous et à l’attaque de Suwayda par l’Etat islamique en 2018, les dissensions entre les trois sheikhs se sont davantage exacerbées. D’abord neutres ou relativement loyaux envers le régime d’Assad, ils ont commencé à se montrer plus critiques, notamment le sheikh Hikmat al-Hajari qui a pris plus clairement position contre le régime et s’est imposé progressivement comme le leader charismatique de la communauté.

Hikmat al-Hajari

Hamoud al-Henawi

Youssef Jarboua

NDLR : Les prises de position du leadership spirituel ne s’imposent pas à la communauté druze, qui est majoritairement laïque et ne suit pas ses commandements comme cela peut être le cas pour d’autres communautés religieuses acceptant que la religion commande la vie sociale et politique. Régulièrement, les sheikhs druzes ont déclaré publiquement soutenir et suivre les choix de la collectivité. Plus récemment les positions à la fois prudentes et fermes de Hikmat al-Hajjari à l’égard du gouvernement transitoire de Ahmed al-Sharaa, et notamment concernant le désarmement des factions, ont été beaucoup critiquées par de nombreuses personnes, souvent ignorantes ou hostiles aux modes de fonctionnement de la communauté druze, voire hostiles aux Druzes de façon générale, par nationalisme ou zèle religieux. Au sein de la communauté, ses positions sont critiquées également par les partisans du désarmement des factions, qui y voient la cause principale des violences au sein de la société et semblent faire (un peu trop) confiance au nouveau pouvoir central islamiste pour ne pas (re)devenir une menace envers la minorité druze…

Les Druzes, Israel et les islamistes

 

Ce dernier chapitre nous apparaît essentiel au regard des événements récents concernant les communautés druzes de Syrie et de Palestine, ainsi que des polémiques et rumeurs  qui les accompagnent. Les deux idées-reçues les plus tenaces concernent la loyauté supposée des Druzes envers le régime d’Assad d’une part, et leur sympathie supposée envers Israel d’autre part. Si on a invalidé la première théorie dans les chapitres précédents, il nous semble qu’il faut ajouter quelques informations plus récentes que celles concernant l’époque de Kamal Jumblatt pour invalider également la seconde.

Il convient d’abord de préciser que les communautés druzes de Palestine (Mont Carmel et Galilée) ont été intégrés par la colonie israélienne dés 1948, dans le prolongement de l’épuration ethnique des Palestiniens (Nakba). A ce titre, les Druzes Palestiniens ont la citoyenneté israélienne et sont soumis à la conscription militaire obligatoire. Nombre d’entre eux ont aujourd’hui accepté cette assimilation au point de soutenir le projet sioniste et sa politique génocidaire envers les autres Palestiniens. Leur leader spirituel Muafak Tarif est un parfait exemple d’intégrationnisme, cultivant une relation amicale avec l’administration coloniale et ses représentants. Il est au demeurant assez proche de Benyamin Netanyahu.

Muafak Tarif et Benyamin Netanyahu

Localisation des communautés Druzes du Levant

L’autre communauté Druze colonisée par Israël est celle du Golan, occupée durant la Guerre des Six jours en 1967, puis annexée officiellement en 1981. Sur les 130 000 Syriens que comptait le Golan avant l’invasion, seuls 25 000 Druzes vivent aujourd’hui sur le plateau, répartis dans cinq communes : Majdal Shams, Buq’ata, Mas’ade, Ein Kenya et al-Gager. Pour autant, les Druzes du Golan n’ont jamais accepté l’assimilation et près de 80% d’entre eux refusent toujours de prendre la citoyenneté israélienne.

Les dirigeants israéliens persistent à vouloir gagner la sympathie des Druzes du Golan et ne manquent pas une occasion d’affirmer que ceux-ci soutiennent le sionisme, mais la réalité contredit la propagande. Lorsque le 27 juillet 2024 le Hezbollah a lancé une roquette sur un terrain de football de Majdal Shams, tuant 12 enfants de la communauté, les visites opportunistes de Benyamin Netanyahu et Bezamel Smotrich sur place et lors des funérailles ont été refusées par les habitants, qui les ont hué et qualifié de meurtriers.

Enfin, lorsqu’en décembre 2024 l’armée israélienne a franchi la frontière de 1967 et envahi les villages Druzes du Mont Hermon (Jabal al-Sheikh), la propagande sioniste comme antisioniste (et campiste) a partagé les mêmes fausses informations affirmant que les résidents de Hadar étaient favorables à leur annexion par Israël. Cette rumeur a été initiée par Nidal Hamade, un propagandiste Libanais pro-Hezbollah exilé en France, qui a diffusé sur son compte X une vidéo décontextualisée montrant un homme Druze déclarant vouloir que Hadar soit annexé.

Pourtant, le même jour, les représentants de la communauté Druze de Hadar ont publié une vidéo contenant un communiqué affirmant leur refus d’être occupé par Israël et démentant les fausses accusations contre les Druzes.

Hélas, les rumeurs se propagent souvent plus largement que leur démenti…

Communiqué des résidents de Hadar, 13 décembre 2024, Al-Araby TV

Pour un camp comme pour l’autre, véhiculer ce mensonge est utile : là où Israël a intérêt à légitimer l’occupation des terres Arabes de Syrie en prétendant que ses habitants l’appellent de leurs voeux, le camp pro-iranien tire un avantage certain à maintenir vivant le mythe selon lequel les minorités syriennes avaient besoin d’Assad et du Hezbollah pour les protéger des islamistes, sans quoi elles seraient amenées à se tourner vers Israël. Cette binarité dans l’analyse se nourrit des mêmes logiques de pensée campistes et féodales: « Si tu ne places pas sous ma protection, alors tu mérites d’être opprimé par mon ennemi ». Et pour l’un comme pour l’autre camp, l’épouvantail islamiste permet de justifier l’inféodation des populations civiles, l’insécurité et la peur de la barbarie (la terreur) étant les principales ressources des puissances coloniales pour légitimer leurs violations des conventions et lois de la guerre.

Assad de son côté n’a jamais cessé de se présenter comme le protecteur des minorités en utilisant les islamistes comme des pions pour, d’une part désorganiser la révolte populaire contre son régime, d’autre part insuffler la terreur parmi les minorités quand et où il avait besoin pour appuyer sa prophétie : « C’est soi moi, soit le chaos ». Dans les semaines qui ont précédé l’attaque sanglante de l’Etat islamique sur Suwayda en juillet 2018 (258 morts et 36 otages), Assad a ostenciblement retiré toutes ses troupes de la région. Puis, après l’attaque, quand la population lui a reproché de ne pas être intervenu immédiatement pour barrer la route à l’EI, il a rétorqué que c’était de la faute des Druzes qui refusaient d’envoyer leurs jeunes dans l’armée. Mais le pire, c’est sans doute que les combattants de l’EI avaient été transportés en bus depuis Yarmouk (camp Palestinien dans la banlieue de Damas) vers le désert de Suwayda un mois avant l’attaque dans le cadre d’accords de reddition. Et, comme si cela ne suffisait pas, en novembre de la même année, un nouvel accord a été signé avec la poche de résistance de l’EI dans le bassin de Yarmouk (à la frontière de la Jordanie et du Golan occupé par Israël) pour une nouvelle évacuation humanitaire vers le désert en échange de la libération des otages Druzes emmenés par l’EI après leur attaque sur Suwayda. Notons que ces deux accords entre le régime et l’EI ont été organisés sous le patronage des Russes, qui s’étaient parallèlement engagés auprès d’Israël à éloigner de sa frontière toute menace des islamistes, y compris du Hezbollah.

Nous évoquons avec plus de détails l’épisode de l’attaque de l’Etat Islamique contre Suwayda dans notre premier article publié en octobre 2023 : « Au Sud de la Syrie, le soulèvement de la dignité a commencé« 

Et pour conclure : Les islamistes ayant été souvent les idiots utiles des impérialismes de tous bords, il ne faut pas s’étonner si les Druzes de Suwayda ne s’empressent pas de livrer leurs armes au nouveau pouvoir à Damas, Ahmad al-Sharaa ayant été par le passé le représentant des trois mouvances islamistes DAESH (2011-2012), Jabhat Al-Nosra (2012-2017) puis Hayat Tahrir Al-Sham (2017-2025), qui s’en sont violemment prises aux Druzes au cours de la dernière décennie. Et cela ne fait certainement pas d’eux des alliés d’Israël, quoi qu’en pensent les partisans de l’Iran comme ceux d’Israël.