La Chronique Syrienne d’Interstices-Fajawat, 21 février 2025

CHRONIQUE ECRITE EN COLLABORATION AVEC LE COLLECTIF/MEDIA “CONTRE ATTAQUE

Une transition à durée indéterminée

Le gouvernement de transition a formé un comité préparatoire pour organiser la Conférence Nationale du Dialogue, constitué de 7 personnes, dont 2 femmes. On ne connaît toujours pas la date de cette conférence que tout le monde attend et appelle de ses vœux. Chacun espère y voir une parfaite représentation de la société syrienne, alors qu’aucune information sur sa composition n’a été évoquée, si ce n’est que l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien n’y sera pas conviée.

Une première réunion du comité préparatoire s’est tenue à Homs et à réunit 400 participants autour de six axes majeurs : la justice transitionnelle, la rédaction de la nouvelle constitution, les réformes institutionnelles, les libertés publiques et politiques, le rôle de la société civile et l’organisation économique. Notons que le pouvoir de ce comité est purement consultatif et se contentera de transmettre ses recommandations au gouvernement.

Une justice transitionnelle aux contours flous

Au cours de ce mois de février, le massacre commis à Tadamon en avril 2013 a refait surface. Tadamon est un quartier de Damas où près de 500 civils, dont un certain nombre de Palestiniens, avaient été froidement poussés les yeux bandés dans une fosse avant d’être exécutés par balle, le tout filmé par les auteurs du crime. Le 8 février une visite controversée sur les lieux du crime de trois commanditaires du massacre – amnistiés en échange de leur collaboration – en compagnie de deux responsables de la Sécurité Générale, a provoqué une manifestation de plusieurs centaines de résidents du quartier révoltés par la présence de leurs bourreaux. Puis, 10 jours plus tard trois exécutants ont été arrêtés. Le sort du principal auteur des exécutions, qui avait reconnu les faits à une journaliste, reste inconnu.

Par ailleurs l’ambassade de Palestine à Damas, qui a longtemps été critiquée pour sa complicité avec le régime d’Assad, vient de rendre publique une liste de 1794 noms de Palestiniens de Syrie, de Gaza, de Jordanie et du Liban qui ont disparus sous la dictature. Le but de cette publication serait d’aider les nouvelles autorités à recueillir des informations sur leur sort, sans qu’on sache comment l’ambassade a obtenu ces noms.

La question des prisonniers et combattants étrangers, révélatrice des enjeux de la guerre de proxy

L’Algérie est entrée dans la danse des négociations diplomatiques avec Al Sharaa, après avoir été réticente à féliciter le nouvel homme fort de Damas pour sa nomination. Longtemps soutien du régime d’Assad, elle vient demander aujourd’hui la libération de 500 miliciens du Front Polisario capturés à Alep lors de la libération de la Syrie début décembre. Le Front Polisario est la faction armée soutenue par l’Algérie dans le cadre de son conflit avec le Maroc au Sahara Occidental. La présence de ses combattants en Syrie s’explique par le fait qu’ils y étaient entraînés par les forces iraniennes…

Du côté du Liban ce sont plusieurs centaines de prisonniers Syriens qui font l’objet de tractations entre les deux pays. Plus de 2000 Syriens sont emprisonnés au Liban, dont une majorité arrêtés dans le cadre de la « loi antiterroriste » en raison de leur affiliation réelle ou supposée avec l’Armée Syrienne Libre. Une centaine d’entre eux s’est mise en grève de la fin pour exiger son extradition vers la Syrie.

Enfin, et c’est là un enjeu majeur pour la situation sécuritaire de la Syrie et de son voisin Iraqien, des milliers de combattants de l’Etat islamique et leurs familles détenus dans les camps de Al-Hol et Al-Roj, sont en train d’être rapatriés au compte-goutte vers l’Iraq, dont ils sont originaires. Ils s’ajoutent aux milliers de combattants chiites Afghans et Pakistanais des milices pro-iraniennes Fatemiyoun et Zaynabiyoun qui, libres, se sont réfugiés en Iraq depuis la chute du régime, et dont la présence sur place pourrait devenir la justification de nouvelles violences ou frappes aériennes étrangères sur le territoire iraqien.

Les Kurdes sous pression de toutes parts

Alors que le contrôle et la résorption des camps de prisonniers dans l’Est Syrien reste à la charge unique des milices kurdes, cette question est au cœur d’intenses négociations avec le nouveau régime de Damas depuis deux mois. Le risque de déflagration sous la forme de révoltes ou d’évasions massives des prisonniers de l’Etat Islamique est imminent, notamment après que Trump ait stupidement suspendu toute l’aide humanitaire américaine (460 millions de dollars en 2024).

Cette semaine les deux parties se sont rapprochées d’un accord pour l’intégration à la Nouvelle armée Syrienne des combattants des Forces Démocratiques Syriennes (SDF) et des Unités de Protection du Peuple (YPG), ainsi que pour la sortie du territoire de leurs combattants étrangers. Rien n’est clair par ailleurs concernant le sort des Unités de Protection des Femmes (YPJ), ainsi que du projet démocratique et féministe du Rojava à l’issue de ces accords, qui semblent induire un renoncement contraint au fédéralisme, à l’autonomie et à l’auto-défense populaire face à l’impérialisme turc, au nationalisme et à l’islamisme conservateur.

Le leader des Kurdes iraqiens Barzani, ainsi que la France et l’Allemagne, ont plaidé auprès de al-Sharaa en faveur de la protection des populations Kurdes, mais on sait combien les compromis diplomatiques et économiques leur importent davantage que le projet d’émancipation populaire porté par la gauche kurde. Beaucoup parmi ces derniers attendent les conseils et directives du leader kurde Öcalan, qui semble être désormais autorisé à transmettre des messages à ses partisans et fidèles depuis sa prison d’Imrali.

Et la colonie sioniste qui ne cesse de se répandre…

Chaque semaine Israël avance en territoire Syrien, cherchant visiblement à s’emparer de toutes les ressources en eau de la région (Mont Hermon, Bassin de Yarmouk, Réservoir de Al-Mantara). Sept nouveaux villages ont été occupés et l’armée d’occupation a installé six postes militaires supplémentaires. En parallèle l’aviation a bombardé l’aéroport militaire Syrien de Khalkhala et un dépôt de munitions au Sud de Damas, prétendument utilisé par le Hamas. Cette allégation grotesque fait abstraction totale de la situation syrienne et des relations complexes entre le Hamas et les nouvelles autorités Syriennes : plus c’est gros, mieux ça passe, d’autant plus face à une communauté internationale désormais habituée à laisser les pyromanes Netanyahu et Trump faire ce qu’ils veulent.

C’est d’ailleurs dans la perspective d’une stratégie conjointe des Pays Arabes face à l’expansionnisme et au nettoyage ethnique mis en place par les Etats-Unis et Israël que doit se tenir une rencontre de la Ligue Arabe au Caire le 27 février prochain…

La Chronique Syrienne d’Interstices-Fajawat, 7 février 2025

CHRONIQUE ECRITE EN COLLABORATION AVEC LE COLLECTIF/MEDIA “CONTRE ATTAQUE

Depuis notre dernière chronique beaucoup de choses ont évolué et il n’est pas évident de sélectionner ce qui est le plus pertinent et le plus utile à la compréhension du contexte général de la Syrie post-Assad à deux mois de sa chute.

Prise de fonction officielle et promesses de Al-Sharaa

Ahmed al-Sharaa a été officiellement confirmé dans son rôle de président par intérim le 29 janvier à l’issue de la première visite d’un chef d’Etat étranger dans la nouvelle Syrie, en la personne de l’Emir du Qatar Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani. Cette nomination sans consultation extérieure a été décidée à l’occasion d’une conférence composée de dizaines de militaires et lui octroie le pouvoir de constituer un conseil législatif « temporaire » dans la durée de la transition. A cette occasion il a livré son premier discours à la nation. La prise de parole a duré cinq minutes, mais a été salué pour sa simplicité et également pour son choix de rendre hommage aux luttes des Syriens et Syriennes, qu’il a pris soin de nommer en usant d’un vocabulaire inclusif.

Deux jours après que Sharaa ait rendu hommage au martyr Hamza al-Khatib, l’enfant de Deraa dont l’enlèvement, la torture et l’assassinat par les sbires du régime d’Assad avait été l’une des étincelles de la révolte de 2011, son tortionnaire Atef Najib, cousin de Bachar al-Assad, a été arrêté à Latakia. Quatre jours plus tard c’est l’ancien ministre de l’intérieur de Assad entre 2011 et 2018, Mohammad al-Shaar, qui s’est rendu aux nouvelles autorités.

Le 5 février, Al-Sharaa et son premier ministre ont enfin pris le temps de rencontrer les associations de familles de disparus, avant de réaffirmer leur volonté de créer un département spécifique pour enquêter sur ces disparitions, de protéger les lieux et preuves des crimes et de poursuivre tous les criminels de l’ancien régime dans une perspective de justice transitionnelle.

L’une des actualités hautement symboliques de ce début février est le coming-out de « CESAR », l’ancien agent de la police militaire d’Assad qui avait fait sortir au péril de sa vie près de 55 000 clichés photographiques de Syrie, apportant la preuve des tortures et exécutions de masse perpétrées par le régime. Ses révélations avaient donné lieu à la mise en place d’une « loi César » en 2020. Dans une première interview à visage découvert donnée hier à Al-Jazeera, Farid Al-Madhan demande la levée des sanctions contre la Syrie qui portent son nom de code.

Traque des sbires d’Assad et meurtres quotidiens

L’armée du gouvernement de transition continue de mener des opérations militaires pour traquer les anciens sbires du régime d’Assad, et notamment dans la région de Homs où au cours des semaines passées des groupes armés aux affiliations incertaines ont procédé à de nombreuses exécutions sommaires. Sept nouvelles « campagnes de sécurisation » ont ainsi été lancées par les forces armées gouvernementales dans différentes régions, tandis que de nombreux meurtres et règlements de compte continuent d’être recensés quotidiennement et sur tout le territoire par les organisations de défense des Droits Humains. Un groupe non identifié a notamment assassiné une quinzaine de civils dans un village à majorité Alaouite au Nord de Hama le 31 janvier, tandis que les forces gouvernementales et le Hezbollah s’affrontent depuis deux jours près de la frontière libanaise à l’Est de Qusayr, qui a été longtemps le principal point de passage logistique et humain des milices pro-Iraniennes.

A l’Est de l’Euphrate, les forces de la coalition et les Forces Démocratiques Syriennes ont mené elles aussi cinq campagnes de sécurisation pour procéder à l’arrestation de plusieurs dizaines de membres de l’ancien régime et combattants de l’Etat islamique.

Premières visites officielles de Al-Sharaa et tractations diplomatiques

Al-Sharaa a fait ses premières visites à l’étranger, à commencer par l’Arabie Saoudite où il s’est rendu à la Mecque pour le pèlerinage de l’Umrah en compagnie de son épouse, Latifa al-Daroubi, dont le monde découvre pour la première fois l’identité. Il s’est rendu ensuite en Turquie et pourrait visiter la France la semaine prochaine, dans le cadre de la conférence internationale pour la Syrie qui doit s’y tenir le 13 février. Les principaux sujets de discussions sont la levée des sanctions, le combat contre l’Etat Islamique ainsi que le sort du Nord-Est Syrien et l’intégration des Forces Démocratiques Syriennes dans l’Armée Nationale.

De leur côté les chefs d’Etat Egyptien et Tunisien, Sisi et Saied, font partie des plus fébriles à soutenir ou féliciter le nouveau gouvernement. L’un comme l’autre semble craindre que la chute d’Assad suscite de nouveaux élans révolutionnaires dans leur pays respectifs, qui ont fourni par ailleurs les plus gros contingents de combattants islamistes étrangers à la Syrie au cours de la dernière décennie – 6000 pour la Tunisie, 3000 pour l’Egypte. L’un des ex-membres égyptiens de HTS a d’ailleurs été arrêté en Syrie le 15 janvier après avoir appelé sur les réseaux sociaux les Egyptiens à renverser Sisi.

Du côté des impérialismes occidentaux…

Les négociations avec la Russie continuent sans relâche et sans qu’on sache ce que la Syrie exige de la Russie, ni ce que cette dernière propose de son côté pour pouvoir maintenir sur le territoire Syrien sa base aérienne de Hmeimim (Latakia) et sa base navale de Tartus. Pour la première fois, il a été question de livrer Assad à la Syrie, mais également de compensations financières pour la reconstruction du pays, dont la ruine est largement imputable à l’intervention russe depuis 2015. A ce jour, les pourparlers semblent au point mort.

Pas de grande nouvelle du côté des Etats-Unis. Donald Trump, occupé à donner des coups de tronçonneuse tout autour de lui, semble relativement désintéressé par la question syrienne. D’une semaine à l’autre, ses déclarations sur le retrait potentiel des 2000 militaires américains de Syrie changent du tout au tout. On ne peut qu’attendre de savoir ce que sera la prochaine lubie de Trump…

Enfin, alors que la Turquie fait tout pour sauver sa guerre contre les Kurdes au Nord du pays, Israël poursuit irrémédiablement son expansion au Sud, affirmant vouloir se maintenir de façon indéterminée ou illimitée selon les traductions des déclarations du ministère israélien de la Défense. Déjà, les résidents témoignent de l’impact considérable que l’occupation militaire a sur l’agriculture et l’écosystème de la région, incluant les principales réserves d’eau du Sud de la Syrie, des milliers d’hectares de champs, potagers et cultures de fruits, sans compter plus de 10 000 ruches d’apiculteurs déjà menacées par le changement climatique… Israël est une calamité à tous points de vue.

Mais désormais, des manifestations s’organisent à Damas et dans la province envahie de Quneitra. Le 1er février, pour la première fois un groupe armé se faisant appeler « Résistance Populaire Syrienne » a tiré sur l’armée israélienne dans le village de Turnejeh.

Les Druzes de Syrie et du Liban, une longue histoire d’insubordination

Les Druzes sont une communauté religieuse attachée à une croyance hétérodoxe de l’islam chi’ite ismaélien qui a vu le jour en Egypte sous l’impulsion de l’imam Hamza ibn Ali ibn Ahmad au début du 11ème siècle. La foi druze porte tire son nom du prédicateur Muhammad ad-Darazi, bien qu’une partie de ses adeptes ne reconnaissent pas Ad-Darazi et qu’il ait été renié par Hamza ibn Ali avant d’être exécuté sur ordre du calife Al-Hakim bi-amr Allah. Les Druzes préfèrent se définir comme « Muwahideen » (Unitariens) ou « Banu Ma’ruf » (Enfants de Maarouf), bien que l’origine de ce terme reste incertain.

La religion druze, comme le soufisme, aborde la foi avec une approche philosophique et syncrétique qui ne reconnaît ni les préceptes rigoristes, ni les prophètes de l’islam. Si cette croyance s’est répandue au Caire sous le califat fatimide de al-Hakim, divinisé par les Druzes, elle a rapidement fait l’objet de persécutions par le reste de la communauté musulmane à la mort de ce dernier en 1021, et s’est donc exilée vers le Bilad el-Cham (actuels Syrie, Liban, Jordanie et Palestine), et notamment au Mont Liban et dans le Hauran. Mais c’est vers le début du 19ème siècle que la communauté druze du Hauran se renforce, après qu’une grosse partie de la communauté aie été chassée du Mont Liban par les autorités ottomanes. La montagne du Hauran prend alors le nom de jebel al-Druze.

Le gouvernorat de Suwayda regroupe aujourd’hui la majorité de la communauté druze mondiale, soit environ 700 000 personnes. Les Druzes du Liban constituent la seconde communauté, avec 250 000 personnes. En Syrie, plusieurs agglomérations druzes existent également dans le jebel al-Summaq (Idlib, 25 000 personnes), les jebel al-Sheikh et al-Juwlan (Quneitra, 30 000 personnes) et à Jaramana (banlieue de Damas, 50 000 personnes). Enfin, hors de Syrie et du Liban les plus grosses communautés druzes se trouvent en Palestine occupée (Galilée et Mont Karmel, 130 000), au Venezuela (100 000), en Jordanie (20 000), en Amérique du Nord (30 000), en Colombie (3000) et en Australie (3000).

Les principales familles et clans Druzes au 19ème siècle

La communauté Druze est organisée sur un modèle traditionnel de type clanique où les grandes familles exercent une influence prépondérante. Jusqu’au milieu du 18ème siècle, le Hauran (ou Jabal Druze) est dominée par la famille Hamdan, dont l’hégémonie est contestée dans les années 1850 par la famille Al-Atrash. Le conflit opposant les deux familles et leurs alliés respectifs entre 1856 et 1870 est finalement réglé par l’intervention du pouvoir ottoman, qui divise la région en quatre sub-districts, dont le plus important reste celui des Al-Atrash, comprenant 18 villages sur les 62 que comprennent le Hauran de l’époque.

Zuqan al-Atrash

Rebellion contre l’autorité Turque-Ottomanique…

 

En 1878, la semi autonomie acquise par le Hauran est remise en question par l’intervention militaire ottomane, qui veut ainsi mettre un terme aux conflits qui opposent les Druzes entre eux ainsi qu’à leurs voisins de la plaine (actuelle Daraa). Le pouvoir ottoman impose alors une nouvelle gouvernance dirigée par Ibrahim al-Atrash et le paiement de taxes à la communauté Druze, et notamment aux paysans. Entre 1887 et 1910, plusieurs conflits se succèdent, d’abord entre les paysans de la région et les al-Atrash, puis entre les frères d’Ibrahim – Shibli et Yahia – et le pouvoir Ottoman. En 1909, la révolte menée par leur neveu Zuqan al-Atrash échoue à la bataille de Al-Kefr et il est exécuté l’année d’après. Son fils Sultan prend le relais lors de la grande révolte Arabe de 1918…

Pendant la guerre 1914-1918, le pouvoir Ottoman laisse le Jabal Druze relativement tranquille. Sultan al-Atrash lie alors des liens avec les mouvements panarabes impliqués dans la grande révolte Arabe du Hijaz (Arabie Saoudite) et dresse le drapeau Arabe sur la forteresse de Salkhad, au sud de la région de Suwayda, et sur sa maison à Al-Qurayya. Il envoie un renfort de 1000 combattants à Aqaba en 1917, puis rejoint la révolte lui-même avec 300 combattants à Bosra, avant de s’emparer de Damas le 29 septembre 1918. Sultan devient général dans l’armée de l’Emir Faisal et la  Syrie accède à l’indépendance. Ce n’est que de courte durée, puisque la Syrie est occupée par les Français en juillet 1920. Le Jabal Druze devient l’un des cinq Etats de la nouvelle colonie française.

Sultan al-Atrash

Sultan al-Atrash

…puis contre le colonialisme Français

 

Un premier différent oppose Sultan al-Atrash aux Français en 1922, lorsque son hôte, le leader rebelle Shi’ite Libanais Adham Khanjar est arrêté à son domicile en son absence. Sultan demande sa libération, puis attaque un convoi Français qu’il pense transporter le prisonnier. En représailles de l’attaque, les Français démolissent sa maison et ordonne son arrestation, mais Sultan se réfugie en Jordanie, d’où il dirige des raids contre les forces Françaises. Momentanément pardonné et autorisé à rentrer chez lui, il dirige la révolte Syrienne de 1925-1927, déclarant la révolution contre l’occupant Français. D’abord victorieuse, la Grande Révolte Syrienne est finalement vaincue par l’armée Française et Sultan est condamné à mort. Il se réfugie en Transjordanie, avant d’être à nouveau pardonné et invité à signer en 1937 le Traité pour l’indépendance de la Syrie. Il est accueilli en Syrie en héros, réputation qu’il conserve jusqu’à ce jour. Le traité n’ayant pas abouti véritablement sur l’indépendance de la Syrie, en mai 1945, les Syriens se révoltent à nouveau contre l’occupant Français, qui envoie l’armée et tue un millier de Syriens. Dans le Hauran, l’armée Française est défaite par les Druzes sous le commandement de Sultan al-Atrash avant l’intervention britannique qui va mettre fin définitivement au mandat Français le 17 avril 1946.

NDLR : Il faut placer l’engagement de la famille Al-Atrash dans le contexte du conservatisme et du nationalisme Arabe, qui ne remettent pas en question les structures traditionnelles claniques, patriarcales et autoritaires. Pour autant, leur constante opposition dès le 19ème siècle envers les impérialismes étrangers et l’autorité abusive des pouvoirs centraux en font des précurseurs dans les luttes anticoloniales du second tiers du 20ème siècle. On peut considérer également que leur combat porte en lui les ferments des luttes communautaires pour l’autonomie et l’auto-défense, dont il sera question à Suwayda dans la période récente (années 2010-2020). Sultan al-Atrash est aussi connu pour ses positions en faveur du multiculturalisme et de la laïcité.

الدين لله، والوطن للجميع

La Religion est pour Dieu, la patrie est pour tous

Résistance au colonialisme israélien

 

Lorsque les Britaniques transfèrent leur domination sur la Palestine aux colons sionistes d’Europe et d’Amérique et que ceux-ci débutent l’épuration ethnique des Palestiniens à partir du 18 décembre 1947, Sultan al-Atrash appelle à la mise sur pieds de l’Armée Arabe de Libération de la Palestine. Celle-ci, sous les ordres du futur président Syrien Adib Shishakli, entre en Palestine depuis la Syrie le 8 janvier 1948 dans le cadre de la Première guerre israelo-arabe.

Kamal Jumblatt

A seulement une année d’intervale, le 1er mai 1949, l’intellectuel et leader politique Druze Kamal Jumblatt fonde le Parti Socialiste Progressiste, puis appelle à la première convention des Partis Socialistes Arabes en mai 1951 et commence à établir des liens avec la Résistance de Gauche Palestinienne, incarnée par le mouvement des Fedayeen. Jumblatt fait ensuite du PSP un mouvement armé intégré au Mouvement National Libanais, coalition de 12 partis et mouvements de gauche fondée en 1969 pour soutenir l’Organisation de Libération de la Palestine, elle-même créée cinq ans plus tôt et dirigée alors par Yasser Arafat. Jumblatt est le leader du MNL.

Toute la période entre 1952 et 1975 est caractérisée par des tensions sectaires croissantes entre les mouvements de la gauche laïque – anti-impérialiste et pro Palestinienne – et les élites chrétiennes Maronites pro-occidentales, qui dominent alors le paysage politique Libanais. Ces tensions sont renforcées à partir de 1970 par l’augmentation significative du nombre de combattants Palestiniens au Liban, qui résulte de leur expulsion de Jordanie et entraîne un gain d’influence considérable des mouvements Palestiniens dans le pays. Ces tensions aboutissent sur les massacres de civils Palestiniens par les phalangistes Chrétiens (Kataeb) à Ain el-Rummaneh le 13 avril 1975 (30 morts) et à Karantina (entre 1000 et 1500 morts), puis celui de civils Chrétiens à Damour (150 à 580 morts) en janvier 1976.

Le président Syrien Hafez al-Assad – dont le parti Ba’ath était jusqu’alors soutien de la gauche Palestinienne et de ses alliés – prend fait et cause pour les phalanges Chrétiennes et propose un accord impliquant la réduction de l’influence Palestinienne au Liban. Le PLO refuse et en mars 1976, Kamal Jumblatt se rend à Damas pour exprimer son désaccord à Hafez al-Assad. Au mois suivant le MLN et le PLO prennent l’avantage sur leurs adversaires en contrôlant 80% du Liban, mais en juin l’armée Syrienne intervient au Liban. Durant l’été, les milices chrétiennes qui asiègent le camp Palestinien de Tell al-Zaatar depuis le début de l’année, y massacrent entre 2000 et 3000 morts civils avec le soutien militaire de la Syrie. A l’issue d’une confrontation de six mois avec le PLO et le MLN un cessez-le-feu temporaire est signé, instaurant durablement l’occupation du Liban par l’armée Syrienne et entraînant l’anéantissement progressif – puis définitif dix ans plus tard (1987) – de la Résistance Palestinienne au Liban.

Le 16 mars 1977, Kamal Jumblatt est assassiné par des hommes armés à la solde du frère de Hafez al-Assad, Rifaat. Lors de ses funérailles, de nombreuses personnalités de gauche sont présentes, et Yasser Arafat prononce un puissant éloge en faveur de son allié et ami.

Extrait du film « Greetings to Kamal Jumblatt », Maroun Bagdadi, 1977, 57 mm

NDLR : Il n’est pas question ici pour nous d’idéaliser le personnage de Kamal Jumblatt et nous pensons qu’il ne faut jamais ériger des leaders en héros. Pour autant, nous ne pensons pas que Kamal Jumblatt se soit rendu coupable de crimes, ni qu’il ait propagé des sentiments de haine basés sur l’appartenance ethnique ou religieuse de ses adversaires, contrairement à ce qui a pu être véhiculé par certains médias affiliés à la droite libanaise. Il faut néanmoins savoir reconnaître que tout mouvement armé a pu être à un moment où un autre associé ou directement impliqué dans la commission de crimes ou d’actes de vengeance. Cela a notamment été le cas des factions armées palestiniennes, et donc de leurs alliés, comme à Damour en janvier 1976. C’est aussi important de pouvoir admettre quand un leader trahit les intérêts de sa communauté, comme c’est le cas du fils de Kamal Jumblatt, Walid Jumblatt. Ses choix politiques suite à la mort de son père et jusqu’à nos jours sont relativement douteux et il ne nous semble pas digne de l’héritage politique de son père.

Résistance armée au centralisme autoritaire de Damas

 

Quand en 2011 la révolte éclate contre Bachar al-Assad, les Druzes de Syrie se joignent au reste des Syriens et manifestent dans les rues de Suwayda et de Jaramana, quartier communautaire Druze de Damas.

Et quand la lutte armée prend le relais des manifestations pacifistes, l’officier Druze Khaldun Zein Ad-Din fait défection de l’armée du régime le 31 octobre 2011. Il déclare publiquement rejoindre l’Armée Syrienne Libre et crée le bataillon « Sultan Basha al-Atrash« , constitué de 120 combattants Druzes.

Khaldun Zein Ad-Din

Fadlallah Zein Ad-Din

Il est rejoint par son frère Fadlallah Zein Ad-Din en juillet 2012. Dénoncés par des informateurs, il sont assiégés et Khaldun est tué avec 16 autres de leurs compagnons à Tall al-Masyah le 13 janvier 2013. Son frère annonce sa mort dans un communiqué dix jours plus tard. Le Parti Socialiste Progressiste du Liban organise une cérémonie en leur honneur et il devient le symbole du mouvement révolutionnaire et d’opposition à Suwayda. Le 21 mars 2013, son épouse Amira Abu Bahsas déclare publiquement rejoindre à son tour le bataillon de son défunt mari, devenant la première femme de Suwayda à rejoindre l’Armée Syrienne Libre. 

Lors des manifestations contre le régime à Suwayda entre 2023 et 2025, le portrait de Khaldun Zein Ad-Din est affiché sur la place de la Dignité où ses parents Sami et Siham ont participé activement aux rassemblements.

Amira Abu Bahsas

Une autre résistance à la dictature d’Assad émerge en 2013 à Suwayda, suite au recrutement forcé de plusieurs dizaines de jeunes hommes de la région. Un sheikh influent de la communauté, Waheed al-Balous, refuse que la communauté participe à la guerre contre d’autres Syriens et oppose les recrutements forcés. Il fonde le Mouvement des Hommes de la Dignité (« Rijal al-Karami ») va gagner en popularité au cours des années et empêcher la conscription de 30 000 à 50 000 jeunes de Suwayda.

دم السوري على السوري حرام

Un Syrien ne doit pas verser le sang d’un autre Syrien

En 2015, Balous dénonce ouvertement la dictature, ce qui va entraîner son assassinat dans un double attentat à la bombe le 4 septembre 2015. Le soir de sa mort, des émeutes éclatent dans la région et la statue de Hafez al-Assad qui trônait jusque là sur la place de la Dignité est déboulonnée. Elle ne sera jamais remplacée. Son frère Raafat, blessé dans l’attentat, le remplace temporairement avant de céder sa place. Les fils de Waheed al-Balous, Laith et Fahd, créent une scission de Rijal al-Karami, les Sheikh de la Dignité (Sheikh al-Karami), qu’ils veulent politiquement plus radicale que le mouvement de leur père. Malgré des désaccords fréquents, les deux mouvements vont cependant continuer à mener des actions conjointes, même si Rijal al-Karami se rapproche davantage d’une autre faction d’importance, les Forces de la Montagne (Qawat al-Jabal). En décembre 2024 ils sont partie prenante de la Chambre d’Opérations Militaires du Sud qui comprend aussi d’autres factions Druzes et participe à la libération de Damas.

Waheed al-Balous

Raafat al-Balous

Laith al-Balous

Fahd al-Balous

NDLR : Si là aussi il faut s’interdire d’idéaliser l’une ou l’autre faction, nous considérons néanmoins que Rijal al-Karami et les groupes associés ont su très bien incarner au cours des dernières années l’impératif d’auto-défense et d’autodétermination de la communauté druze. Que ce soit face aux tentatives de l’armée du régime de s’imposer par la force ou la contrainte, face aux agressions islamistes ou face à la prédation des gangs qui ont proliféré dans la région, ces factions ont réussi à protéger les populations civiles et l’intérêt général sans commettre d’exactions ni d’abus de pouvoir. Leurs leaders ont généralement répondu à l’appel des communautés menacées et ont pris position clairement contre toute force extérieure menaçant la sécurité de la communauté. Par ailleurs, ils se sont posés en protecteurs des manifestations et révoltes populaires, avant de rejoindre spontanément l’offensive contre le régime en décembre 2024. 

Suwayda au coeur du processus révolutionnaire de 2011 à 2025

 

Au delà des quelques exemples emblématiques de résistance armée au centralisme autoritaire de Damas, la société civile de Suwayda n’a jamais cessé de s’inscrire dans une position critique ou hostile au pouvoir central et à la dictature des Assad. Contrairement aux rumeurs infondées présentant régulièrement les Druzes comme loyaux envers le régime, de nombreux exemples démontrent que la communauté a toujours réussi à concilier sa tradition de résistance avec le refus de prendre parti dans un conflit qui s’est confessionalisé très tôt – avec une très large composante religieuse islamique au sein de l’Armée Syrienne Libre dès 2012 – et qui aurait eu pour conséquence son anéantissement.

Peu de gens se souviennent que la population de Suwayda s’est investie dès les premières heures dans le soulèvement de 2011. Comme évoqué dans notre premier article, la guilde des avocats de Suwayda a organisé l’une des premières manifestations publiques en mars 2011, et comme partout ailleurs en Syrie, le Jabal Druze est descendu dans les rues les semaines qui ont suivi. Pour ne donner que quelques exemples forts et symboliques, rappelons que l’un des principaux chants de la révolution est « Ya Hef ! » (يا حيف – « Quelle Honte! »), composé et chanté par le chanteur Druze Samih Choukheir (Ecoutez en cliquant ici).

Samih Choukheir

On évoquait également au début de ce texte l’influence dans la région de la famille Al-Atrash. La fille de Sultan al-Astrash, Muntaha al-Atrash, a très tôt pris position contre la tyrannie ba’athiste. En 1991, elle a déchiré publiquement la photo de Hafez al-Assad pour dénoncer sa participation aux côté de la Coalition dans la guerre en Irak. Sauvée de la prison en raison de la réputation de son père, elle s’est engagée au sein de l’Organisation pour les Droits Humains « Sawaseya » dont elle est devenue la porte-parole en 2010. Au début de la révolution, elle a rendu visite aux zones rebelles et appelé publiquement le peuple Syrien à rejoindre la révolution, avant de recevoir des menaces de mort suffisamment sérieuses pour la convaincre de ne plus apparaître en public.

Sa fille Naila al-Atrash, enseignante en Arts Dramatiques à l’université et proche du Parti Communiste Syrien, a régulièrement été menacée par le régime pour ses activités jugées subversives. Licenciée en 2001, assignée à résidence en 2008, elle participe au début du soulèvement de 2011 en organisant des groupes de soutien aux personnes déplacées et affectées par le conflit, avant de quitter la Syrie en 2012. Jusqu’à aujourd’hui, Naila reste un soutien actif de la libération des Syriens.

Muntaha al-Atrash

Naila al-Atrash

Enfin, depuis l’assassinat de Waheed al-Balous en septembre 2015 la résistance et la révolte contre le régime d’Assad n’a cessé de se structurer. Elle a pris la forme d’une résistance armée incarnée par plusieurs milices populaires comme évoqué plus haut, mais s’est aussi largement développée dans la société civile, avec la multiplication de manifestations et d’actions qui ont augmenté en intensité et en régularité à partir de 2020, en conséquence aussi de l’explosion des prix et du coût de la vie.

Pour relire en détails le déroulé de ces révoltes, lire notre premier article publié en octobre 2023 : « Au Sud de la Syrie, le soulèvement de la dignité a commencé« 

Il est également nécessaire de connaître mieux la structuration de la société druze pour comprendre que la population n’est pas forcément inféodée aux décisions d’un leadership politique ou spirituel. A Suwayda, le leadership religieux est incarné par trois sheikhs, les « Aql Sheikh » : Hamoud Al-Henawi, Hikmat Al-Hajari et Youssef Jarboua.  Les positions politiques de ces trois sheikhs ne sont ni identiques ni immuables, et leur relation envers le régime d’Assad a varié en fonction des périodes et des événements.

Suite à l’assassinat de Waheed al-Balous et à l’attaque de Suwayda par l’Etat islamique en 2018, les dissensions entre les trois sheikhs se sont davantage exacerbées. D’abord neutres ou relativement loyaux envers le régime d’Assad, ils ont commencé à se montrer plus critiques, notamment le sheikh Hikmat al-Hajari qui a pris plus clairement position contre le régime et s’est imposé progressivement comme le leader charismatique de la communauté.

Hikmat al-Hajari

Hamoud al-Henawi

Youssef Jarboua

NDLR : Les prises de position du leadership spirituel ne s’imposent pas à la communauté druze, qui est majoritairement laïque et ne suit pas ses commandements comme cela peut être le cas pour d’autres communautés religieuses acceptant que la religion commande la vie sociale et politique. Régulièrement, les sheikhs druzes ont déclaré publiquement soutenir et suivre les choix de la collectivité. Plus récemment les positions à la fois prudentes et fermes de Hikmat al-Hajjari à l’égard du gouvernement transitoire de Ahmed al-Sharaa, et notamment concernant le désarmement des factions, ont été beaucoup critiquées par de nombreuses personnes, souvent ignorantes ou hostiles aux modes de fonctionnement de la communauté druze, voire hostiles aux Druzes de façon générale, par nationalisme ou zèle religieux. Au sein de la communauté, ses positions sont critiquées également par les partisans du désarmement des factions, qui y voient la cause principale des violences au sein de la société et semblent faire (un peu trop) confiance au nouveau pouvoir central islamiste pour ne pas (re)devenir une menace envers la minorité druze…

Les Druzes, Israel et les islamistes

 

Ce dernier chapitre nous apparaît essentiel au regard des événements récents concernant les communautés druzes de Syrie et de Palestine, ainsi que des polémiques et rumeurs  qui les accompagnent. Les deux idées-reçues les plus tenaces concernent la loyauté supposée des Druzes envers le régime d’Assad d’une part, et leur sympathie supposée envers Israel d’autre part. Si on a invalidé la première théorie dans les chapitres précédents, il nous semble qu’il faut ajouter quelques informations plus récentes que celles concernant l’époque de Kamal Jumblatt pour invalider également la seconde.

Il convient d’abord de préciser que les communautés druzes de Palestine (Mont Carmel et Galilée) ont été intégrés par la colonie israélienne dés 1948, dans le prolongement de l’épuration ethnique des Palestiniens (Nakba). A ce titre, les Druzes Palestiniens ont la citoyenneté israélienne et sont soumis à la conscription militaire obligatoire. Nombre d’entre eux ont aujourd’hui accepté cette assimilation au point de soutenir le projet sioniste et sa politique génocidaire envers les autres Palestiniens. Leur leader spirituel Muafak Tarif est un parfait exemple d’intégrationnisme, cultivant une relation amicale avec l’administration coloniale et ses représentants. Il est au demeurant assez proche de Benyamin Netanyahu.

Muafak Tarif et Benyamin Netanyahu

Localisation des communautés Druzes du Levant

L’autre communauté Druze colonisée par Israël est celle du Golan, occupée durant la Guerre des Six jours en 1967, puis annexée officiellement en 1981. Sur les 130 000 Syriens que comptait le Golan avant l’invasion, seuls 25 000 Druzes vivent aujourd’hui sur le plateau, répartis dans cinq communes : Majdal Shams, Buq’ata, Mas’ade, Ein Kenya et al-Gager. Pour autant, les Druzes du Golan n’ont jamais accepté l’assimilation et près de 80% d’entre eux refusent toujours de prendre la citoyenneté israélienne.

Les dirigeants israéliens persistent à vouloir gagner la sympathie des Druzes du Golan et ne manquent pas une occasion d’affirmer que ceux-ci soutiennent le sionisme, mais la réalité contredit la propagande. Lorsque le 27 juillet 2024 le Hezbollah a lancé une roquette sur un terrain de football de Majdal Shams, tuant 12 enfants de la communauté, les visites opportunistes de Benyamin Netanyahu et Bezamel Smotrich sur place et lors des funérailles ont été refusées par les habitants, qui les ont hué et qualifié de meurtriers.

Enfin, lorsqu’en décembre 2024 l’armée israélienne a franchi la frontière de 1967 et envahi les villages Druzes du Mont Hermon (Jabal al-Sheikh), la propagande sioniste comme antisioniste (et campiste) a partagé les mêmes fausses informations affirmant que les résidents de Hadar étaient favorables à leur annexion par Israël. Cette rumeur a été initiée par Nidal Hamade, un propagandiste Libanais pro-Hezbollah exilé en France, qui a diffusé sur son compte X une vidéo décontextualisée montrant un homme Druze déclarant vouloir que Hadar soit annexé.

Pourtant, le même jour, les représentants de la communauté Druze de Hadar ont publié une vidéo contenant un communiqué affirmant leur refus d’être occupé par Israël et démentant les fausses accusations contre les Druzes.

Hélas, les rumeurs se propagent souvent plus largement que leur démenti…

Communiqué des résidents de Hadar, 13 décembre 2024, Al-Araby TV

Pour un camp comme pour l’autre, véhiculer ce mensonge est utile : là où Israël a intérêt à légitimer l’occupation des terres Arabes de Syrie en prétendant que ses habitants l’appellent de leurs voeux, le camp pro-iranien tire un avantage certain à maintenir vivant le mythe selon lequel les minorités syriennes avaient besoin d’Assad et du Hezbollah pour les protéger des islamistes, sans quoi elles seraient amenées à se tourner vers Israël. Cette binarité dans l’analyse se nourrit des mêmes logiques de pensée campistes et féodales: « Si tu ne places pas sous ma protection, alors tu mérites d’être opprimé par mon ennemi ». Et pour l’un comme pour l’autre camp, l’épouvantail islamiste permet de justifier l’inféodation des populations civiles, l’insécurité et la peur de la barbarie (la terreur) étant les principales ressources des puissances coloniales pour légitimer leurs violations des conventions et lois de la guerre.

Assad de son côté n’a jamais cessé de se présenter comme le protecteur des minorités en utilisant les islamistes comme des pions pour, d’une part désorganiser la révolte populaire contre son régime, d’autre part insuffler la terreur parmi les minorités quand et où il avait besoin pour appuyer sa prophétie : « C’est soi moi, soit le chaos ». Dans les semaines qui ont précédé l’attaque sanglante de l’Etat islamique sur Suwayda en juillet 2018 (258 morts et 36 otages), Assad a ostenciblement retiré toutes ses troupes de la région. Puis, après l’attaque, quand la population lui a reproché de ne pas être intervenu immédiatement pour barrer la route à l’EI, il a rétorqué que c’était de la faute des Druzes qui refusaient d’envoyer leurs jeunes dans l’armée. Mais le pire, c’est sans doute que les combattants de l’EI avaient été transportés en bus depuis Yarmouk (camp Palestinien dans la banlieue de Damas) vers le désert de Suwayda un mois avant l’attaque dans le cadre d’accords de reddition. Et, comme si cela ne suffisait pas, en novembre de la même année, un nouvel accord a été signé avec la poche de résistance de l’EI dans le bassin de Yarmouk (à la frontière de la Jordanie et du Golan occupé par Israël) pour une nouvelle évacuation humanitaire vers le désert en échange de la libération des otages Druzes emmenés par l’EI après leur attaque sur Suwayda. Notons que ces deux accords entre le régime et l’EI ont été organisés sous le patronage des Russes, qui s’étaient parallèlement engagés auprès d’Israël à éloigner de sa frontière toute menace des islamistes, y compris du Hezbollah.

Nous évoquons avec plus de détails l’épisode de l’attaque de l’Etat Islamique contre Suwayda dans notre premier article publié en octobre 2023 : « Au Sud de la Syrie, le soulèvement de la dignité a commencé« 

Et pour conclure : Les islamistes ayant été souvent les idiots utiles des impérialismes de tous bords, il ne faut pas s’étonner si les Druzes de Suwayda ne s’empressent pas de livrer leurs armes au nouveau pouvoir à Damas, Ahmad al-Sharaa ayant été par le passé le représentant des trois mouvances islamistes DAESH (2011-2012), Jabhat Al-Nosra (2012-2017) puis Hayat Tahrir Al-Sham (2017-2025), qui s’en sont violemment prises aux Druzes au cours de la dernière décennie. Et cela ne fait certainement pas d’eux des alliés d’Israël, quoi qu’en pensent les partisans de l’Iran comme ceux d’Israël.

La Chronique Syrienne d’Interstices-Fajawat, 24 janvier 2025

CHRONIQUE ECRITE EN COLLABORATION AVEC LE COLLECTIF/MEDIA “CONTRE ATTAQUE

Situation sécuritaire sous l’Administration des Opérations Militaires (HTS)

 L’Observatoire Syrien des Droits Humains recense 147 meurtres depuis le début de l’année, ainsi que plusieurs enlèvements, dont l’écrivaine et opposante Rasha Nasser al-Ali.

L’Administration des Opérations Militaires de HTS poursuit ses campagnes de sécurisation dans les régions centrales et côtières de Syrie, et notamment à Homs où ses interventions se sont soldées par des exécutions sommaires, ainsi que des violences à l’encontre des résidents et des dizaines d’arrestations.

Des manifestations se sont tenues dans plusieurs villes pour exiger la libération d’une partie des 9000 personnes arrêtées par HTS depuis le 8 décembre, dénonçant l’absence de preuves justifiant leur maintien en détention et le fait certains d’entre eux soient détenus alors qu’ils avaient passé des accords de « réconciliation ».

De nombreuses démarches volontaires de réconciliation sont refusées par HTS sous prétexte que les candidats se présentent sans remettre d’arme. L’amende de 100 dollars imposée à ceux qui se présentent sans leur arme incite des candidats à acheter des armes pour pouvoir être admis aux centres de réconciliation.

Relations internationales et relance économique

Les principales actions du gouvernement transitoire portent sur les relations diplomatiques et le développement de l’économie, sa grande priorité étant l’obtention de la levée des sanctions qui continuent d’accabler le pays en échange d’une libéralisation à marche forcée de l’économie syrienne.

Le ministre de l’économie continue de rencontrer des hommes d’affaires Syriens qui se sont enrichis sous le régime d’Assad, affirmant que la « propriété privée étant sacrée » leur argent ne serait pas confisqué. En parallèle le ministre des affaires étrangères Al-Shaibani s’est rendu au Forum Economique Mondial de Davos pour plaider la conversion de la Syrie à l’économie de marché, affirmer les 5 axes majeurs de réforme (l’énergie, les télécoms, les transport, l’éducation et la santé) et annoncer la privatisation de la production de pétrole, de coton et de meubles.

Tandis que l’Allemagne appelle la Russie à se retirer de Syrie, le contrat de 49 ans signé en 2019 entre la Syrie et l’entreprise russe Stroytransgaz pour la gestion du port de Tartous a été rompu, permettant de réduire de 60% la plupart des taxes sur les marchandises entrantes. Dans le même temps les compagnies aériennes Syrienne, Turque, Qatari et Jordanienne organisent la reprise des vols entre Damas, la Turquie, la péninsule arabique et l’Europe. Cette dernière annonce l’envoi de 235 millions d’euros d’aide humanitaire.

Alors que 195 200 réfugiés sont déjà rentrés en Syrie, la pression sur l’économie augmente. Si globalement les prix alimentaires sont en légère baisse, celui du paquet de pain est passé de 400 à 4000 livres syriennes, le besoin en boulangeries supplémentaires pour le pays étant estimé à 160 en plus des 250 existantes. Ce sont actuellement 5000 tonnes de pain qui sont produites par jour.

Transition politique et sociale, Enquête sur les crimes d’Assad

Alors que Al-Sharaa a rencontré le procureur de la Cour Internationale de Justice Karim Khan et la famille du journaliste Américain Austin Tice, disparu depuis 2012, les familles des 130 000 autres disparus du régime d’Assad continuent d’être ignorées par le gouvernement transitoire. La Commission Internationale pour les Personnes Disparues basée à La Haye a recensé 66 fosses communes à travers le pays, dont la principale à Al-Qutayfah (ancienne base militaire russe) contiendrait près de 100 000 corps appartenant aux détenus exécutés dans la prison de Saydnaya.

Concernant ses efforts pour exposer les crimes d’Assad, HTS a préféré communiquer largement sur la découverte et la destruction de 100 millions de pilules de captagon et de 15 tonnes de hashish saisis sur plusieurs sites précédemment sous contrôle de la 4ème Division du frère de Bachar al-Assad, Maher.

Bachar al-Assad a par ailleurs été visé par un second mandat d’arrêt international de la Justice française pour le bombardement de Deraa en 2017, après celui délivré en 2023 pour les attaques chimiques de Adra, Douma et de la Ghouta orientale en 2013. La France va-t-elle demander à la Russie de lui livrer Bachar ?

Le conflit avec l’Administration Autonome du Nord-Est

La tension entre HTS et l’Administration Autonome du Nord-Est (AANES) est montée d’un cran malgré les pourparlers en cours. Après avoir rejeté la demande du commandant des SDF Mazloum Abdi de pouvoir constituer un « bloc » à part entière au sein de la nouvelle armée syrienne et de rendre l’accès à une partie des ressources pétrolières de la région, le ministre de la défense Abu Qasra a déclaré « on ne veut pas le pétrole, on veut [le contrôle sur] les institutions et les frontières » avant de se dire « prêt à utiliser la force ». HTS a d’ailleurs commencé à envoyer des troupes à Deir Ezzor, Raqqa et près du barrage de Tishrin où les combats entre les SDF et les milices pro-Turques se poursuivent. On dénombre 474 morts dans cette confrontation depuis le 12 décembre, dont 51 civils, 348 miliciens pro-Turcs et 75 membres des SDF et groupes affiliés.

Dans les discussions en cours, les principaux défis et points de litige concernent le maintien de la lutte contre les poches de l’Etat Islamique, qui a repris de la force, mais aussi la gestion et l’évacuation des camps de Al-Hol et Al-Roj où sont détenus encore 35 000 membres et familles de l’Etat islamique, dont près de 15 000 combattants. A l’issue de négociations avec le commandement US, la France et le gouvernement iraqien, l’AANES a libéré 150 familles de l’Etat Islamique détenues à Al-Hol et annonce le retour volontaire de 66 autres familles chez elles en Syrie, sans qu’on sache si HTS est partie prenante de cet accord. L’Iraq prévoit le rapatriement de 10 000 de ses citoyens dans le cadre de ces mêmes accords.

La colonisation Israélienne dans le Sud-Ouest

Au Sud du pays enfin, Israël continue d’avancer sur le territoire Syrien sans que rien ni personne ne l’en empêche, volant ainsi à la Syrie une zone s’étendant sur 235 kilomètres carrés. Après être entrée dans deux nouvelles localités, l’armée israélienne a établi 7 nouveaux checkpoints et baraquements militaires, persistant ainsi à accomplir son projet de « zone tampon » lui permettant d’exercer un contrôle militaire sur 15 à 60 kilomètres en aval de sa frontière antérieure.

La chronique Syrienne d’Interstices-Fajawat, 17 janvier 2025

CHRONIQUE REDIGEE EN COLLABORATION AVEC LE COLLECTIF/MEDIA « CONTRE ATTAQUE« 

On ne peut parler de la Syrie sans parler de la Palestine. A l’heure où Israël accepte à reculons un cessez-le-feu à Gaza, après avoir violé à de nombreuses reprises celui en vigueur au Liban, il semble que ses ambitions coloniales ont juste déplacé la ligne de front vers Jenine en Cisjordanie et Quneitra en Syrie.

On évoquait dans nos dernières chroniques le silence complice du président intérimaire Syrien al-Sharaa, mais plutôt que de complicité, il semblerait plus juste de parler de « position non-hostile » : le gouvernement de transition et la société syrienne ne peuvent tout simplement pas assumer une nouvelle guerre avec Israël et ses alliés. Notamment après qu’Israël aie détruit 80% du matériel militaire syrien dans sa campagne de bombardement massif (plus de 600 roquettes) de sites militaires du pays dans les heures qui ont suivi la chute de Bachar al-Assad.

Mais Israël ne semble pas vouloir s’arrêter là. Depuis la semaine dernière les tanks israéliens ont envahi sept nouveaux villages Syriens et, après s’être vanté de voler du matériel militaire en Syrie, Israël a bombardé pour la première fois un convoi des nouvelles autorités Syriennes, tuant deux personnels de sécurité de HTS et le mukhtar (maire) du village de Deir al-Bustan où ceux-ci étaient venus collecter les armes en circulation dans le cadre des opérations de démilitarisation du pays. Pour la première fois, le ministre des affaires étrangères d’HTS a condamné les agressions israéliennes et appelé la communauté internationale à mettre un terme aux violations commises par Israël. Mais qui peut et qui va stopper Israël ?

Pendant ce temps, HTS a réuni les factions palestiniennes de Syrie (FPLP-CG, Fatah-Intifada, Al-Sa’iqa, Jerusalem Brigade, Free Palestine Movement et Palestine Democratic Movement), en présence du Hamas, pour négocier les conditions de leur reddition. HTS a procédé à l’arrestation de plusieurs de leurs membres accusés d’avoir commis des crimes aux côtés du régime d’Assad, tandis que leurs principaux leaders se sont enfuis au Liban. En parallèle, l’ambassade de Palestine à Damas, ainsi que la plupart des organisations civiles et caritatives palestiniennes en Syrie ont pu continuer ou reprendre leurs activités. A l’instant même où cette chronique est finalisée une grande manifestation populaire et spontanée contre l’invasion israélienne et en solidarité avec Gaza est en cours à Damas, ce qui n’a jamais eu lieu en cinquante ans sous le régime d’Assad. Pour suivre l’actualité des Palestiniens de Syrie, consulter le site https://www.actionpal.org.uk/

Concernant la situation sécuritaire de la Syrie sous contrôle de HTS, force est de constater que de nombreux crimes contre des civils sont commis, rendant impossible de faire la distinction entre les actes de vengeance individuels, l’épuration des anciens éléments du régime d’Assad et la criminalité ordinaire, qui continue de se développer sur fond de crise économique sévère. On a notamment vu reprendre le trafic de drogues vers la Jordanie, qui a bombardé plusieurs maisons au sud de Suwayda le 15 janvier sous prétexte de cibler des trafiquants.

Le Commandement militaire du gouvernement de transition a lancé une nouvelle campagne d’arrestations dans la région de Homs, où par ailleurs six civils alaouites ont été exécutés et leurs maisons incendiées le 14 janvier par des individus non identifiés. Les violences et manifestations se poursuivent également dans la région côtière de Latakia, où la population accuse HTS de commettre des crimes contre des civils et demande l’expulsion des combattants étrangers, notamment ceux du Parti Islamique du Turkistan. A Jableh le 14 janvier, un groupe armé pro-Assad a kidnappé sept membres de HTS et publié une vidéo menaçant de les exécuter, avant d’être intercepté et leurs otages libérés. HTS a également arrêté une figure locale, générant de nouvelles manifestations à Jableh ce vendredi. Enfin, HTS est accusé d’avoir perquisitionné avec violence les locaux de la « Maison du peuple » kurde de Zour Ava à Damas, mais sans qu’aucune arrestation ne soit déplorée.

Tandis que le conflit entre les forces pro-Turques de la SNA et l’alliance kurdo-arabe des SDF-YPG se poursuit sans évolution notable au niveau du barrage de Tishrin entre Manbij et Kobane, des nouvelles horrifiantes de crimes commis par les milices affiliées à la SNA, et notamment les groupes Suleiman Shah (« Al-Amshat ») et Hamza Division (« Al-Hamza »), continuent d’être transmises quotidiennement à l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (SOHR). Entre autres crimes et larcins, ces groupes sont accusés de vols et pillages, ainsi que de kidnappings avec demande de rançon dans les régions d’Afrin, Alep et Manbij, pour des sommes allant de 850 à 2000$ par otage. Le groupe Suleiman Shah est également responsable du recrutement de centaines de combattants envoyés au Niger, en Lybie et au Haut-Karabakh pour défendre les intérêts de la Turquie en échange d’une paie mensuelle misérable de 1500 livres turques.

Sur le plan politique le processus de transition se poursuit lentement, avec des signes toujours aussi contradictoires. Si la liberté d’expression et de réunion est bien réelle, de nombreuses manifestations publiques pouvant se faire sans entraves, tous les sens des Syriens restent en alerte. Des affiches prônant la ségrégation Hommes/Femmes et condamnant le blasphème ont par exemple été vues collées dans les transports à Homs et Damas tandis qu’un acteur célèbre, Abdel Men’am Amayri, a été accusé de blasphème et violemment frappé dans la rue par des hommes de HTS. Si ces éléments ne suffisent pas pour tirer des conclusions hâtives sur l’évolution à venir de la société syrienne, ce sont cependant des signaux que l’ensemble des Syriens devraient juger assez sérieux pour garder Al-Sharaa et HTS bien à l’œil au cours de la période cruciale de trois mois qui s’ouvre avant l’ouverture de la conférence nationale pour la transition.

Dans une interview, al-Sharaa a notamment prononcé des mots qui ne sont pas du meilleur augure, affirmant que pour HTS la révolution était accomplie et que « un état d’esprit révolutionnaire peut renverser un régime mais ne peut pas construire un État », trahissant sa volonté de garder la pleine maîtrise de la transformation politique du pays, sans forcément laisser le pluralisme gêner ses ambitions. La révolution syrienne de 2011 semble faire partie pour lui d’un passé frivole qu’il s’agit maintenant de laisser derrière soi, lui qui n’a jamais participé aux manifestations syriennes de l’époque, trop occupé à combattre pour l’Etat islamique en Iraq…