Ahmed Al-Sharaa se moque-t-il des Syriens ?

La chute du régime d’Assad le 8 décembre 2024 a été une incontestable libération pour des millions de Syriens, qui sont sortis de manière soudaine et inattendue de cinquante années de barbarie totalitaire ayant transformé la Syrie en un champ de ruines doublé d’un archipel concentrationnaire depuis lesquels plusieurs centaines de milliers de civils ont disparu ou été contraints à l’exil.

Une libération, pas une révolution

Dès le 9 décembre, Ahmed al-Sharaa s’est autoproclamé leader de la nouvelle Syrie, rejetant catégoriquement toute forme de partage du pouvoir, de décentralisation et de fédéralisme, tout en prenant soin de ne jamais employer le terme démocratie, avant de déclarer dans un entretien à Syria TV le 15 décembre – soit seulement une semaine après la chute d’Assad – qu’il était désormais « crucial d’abandonner la mentalité révolutionnaire ». Il est légitime de se demander alors : Quand est-ce que Al-Sharaa a été révolutionnaire ?

Le 29 décembre, Al-Sharaa affirmé qu’aucune élection ne pourrait se tenir avant quatre ans, ce qui est entendable au regard de la situation déplorable de la société civile syrienne, mais ne rassure pas du tout venant d’une personne qui rejette le concept même de démocratie, quelle que soit sa forme. Il a annoncé simultanément l’adoption à venir d’une nouvelle constitution lors d’une hypothétique conférence nationale du dialogue qui viendrait clore la période de transition. A ce stade, les plus optimistes attendaient encore de voir venir.

Le 29 janvier, Al-Sharaa a été nommé Président de la République Arabe Syrienne par le Commandement Général Syrien (incarné par lui-même) à l’occasion d’une « Conférence de la Victoire ». La constitution Syrienne et toutes les institutions héritées du parti Baath et de la dictature d’Assad ont été consécutivement abolies. Personne ne les regrettera.

Le 12 février, Al-Sharaa a constitué un comité préparatoire de 7 membres[1] pour organiser la Conférence Nationale du Dialogue, qui a été préparée en 10 jours et s’est ouverte le 24 février. Elle a réuni 600 personnes – dont un grand nombre avaient été invitées moins de deux jours plus tôt par sms – et a exclu toute représentation de l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien et des Forces Démocratiques Syriennes. Les discussions n’ont duré qu’une journée et n’ont objectivement abouti sur rien, si ce n’est réaffirmer superficiellement les nécessités déjà formulées par tous : la justice transitionnelle, le respect des libertés publiques et politiques, le rôle des organisations de la société civile dans la reconstruction du pays, la réforme constitutionnelle et institutionnelle, le respect de la souveraineté nationale, le monopole d’Etat sur les armes. A cela s’est ajouté une déclaration symbolique condamnant l’incursion israélienne.

Le 2 mars, Al-Sharaa a constitué un comité de 5 membres[2] chargé de rédiger une proposition de constitution, qui a été élaborée en 10 jours et adoptée le 13 mars pour une période transitoire de 5 ans. Celle-ci impose que le président soit de confession musulmane et fait de la jurisprudence islamique un pilier du droit constitutionnel, tout en s’engageant à « protéger les minorités » comme s’y était par ailleurs engagé Bachar al-Assad. Quatre jours plus tard, plusieurs centaines de civils Alaouites étaient massacrés sur la côte.

Le 29 mars, Al-Sharaa a dissout le Gouvernement provisoire mené par le premier ministre Mohammed al-Bashir pour instituer à sa place un Gouvernement de Transition et nommer 23 ministres[3], dont neuf sont issus de HTS. La société civile insistait sur le respect de la diversité et les droits des femmes, Al-Sharaa a donc nommé la seule femme du gouvernement, également chrétienne, au poste de ministre des affaires sociales. Il aurait voulu se montrer cynique qu’il n’aurait pas mieux fait. Par ailleurs, tous les ministres sont désormais nommés directement par le président, tandis que la position de premier ministre a été supprimée. Précisons qu’un régime présidentiel sans premier ministre n’est pas très différent d’une monarchie.

En moins de trois mois, Ahmed al-Sharaa a donc réussi subtilement et sans opposition à s’imposer comme chef d’Etat, implémentant un régime présidentiel qu’on peut qualifier d’autocratique.

Une transition politique dans l’ombre des accords d’Astana

Depuis 1970 la Syrie a évolué sur les mêmes pas que son parrain russe. Quand on connaît bien le système de pouvoir russe et que l’on analyse le système Syrien sous Assad, on découvre les mêmes modes de prédation, de pillage et de corruption clanique, le même mépris cynique des élites loyalistes envers la majorité du peuple, la même politique d’abandon et d’appauvrissement volontaire de la province, mais aussi et enfin le même culte collectif du chef, quand bien même celui-ci a le charisme d’une huitre. Ironiquement, Assad et arrivé au pouvoir en même temps que Poutine, devenant à la fois sa copie et son disciple. Depuis le début de la révolution populaire en 2011, Assad a agi exactement comme le fait ou le ferait Poutine dans son propre pays en cas d’insurrection, en niant l’existence même de la révolte et en faisant mourir, disparaître ou fuir la moitié de la population du pays plutôt que d’engager un semblant de réforme permettant de récupérer un tant soit peu d’adhésion populaire. L’obstination et le déni criminel sont ce qu’Assad et Poutine ont le plus en commun. La seule chose qui les différencie vraiment, c’est que Poutine n’a pas à ce jour expérimenté d’insurrection populaire d’ampleur et qu’il n’a donc pas eu l’occasion de déployer tout son savoir-faire totalitaire.

En réalité, rien ne peut être pire que le régime d’Assad et la seule comparaison valide serait la dictature Stalinienne. Le modèle reste russe, toujours. Par conséquent, l’ombre de la Russie ne cessera pas du jour au lendemain de peser sur la vie des Syriens. Plus encore, il est légitime de penser que la chute d’Assad n’a pu se faire qu’avec la coopération ou l’assentiment de Poutine. Avant de crier au complot, rappelons quelques faits connus de tous.

La Russie n’a pas d’amis, elle n’a que des clients, des vassaux et des débiteurs. La Syrie a vécu au crédit de la Russie puis de l’Iran pendant plusieurs décennies et leur interventionnisme dans la guerre civile syrienne a été motivée par le besoin de se rembourser des dettes contractées par le clan Assad. Au même titre que les Etats-Unis, la Turquie et les pétromonarchies du Golfe, chacun a placé ses pions sur l’échiquier Syrien, modifiant les alliances et priorités géostratégiques au gré des circonstances et de leurs intérêts fluctuants. Contre leur gré voire à leur insu, les communautés et factions syriennes sont devenus les proxys d’un jeu qui les a très vite dépassé. Et si l’on tente de déceler une logique faite d’alliances polarisées, d’axes ou de camps aux délimitations claires, on ne peut que s’égarer ou se tromper. Il n’y a ni amitiés ni solidarités entre les Etats, seulement des opportunités et des manœuvres.

Dès le début du soulèvement populaire de 2011, l’Iran et le Hezbollah ont été les premiers à intervenir pour protéger le régime Syrien et garder la main sur les routes entre l’Iraq et le Liban, tout en développant leur emprise militaro-commerciale en Syrie. Les USA, l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie, avec le soutien logistique de la Jordanie, de la Grande-Bretagne et d’Israël, sont intervenus parallèlement en fournissant des armes à près d’une cinquantaine de groupes liés à l’Armée Syrienne Libre et à l’opposition syrienne incarnée par le Gouvernement Intérimaire Syrien en exil (en Turquie), incluant des groupes islamistes liés au Front al-Nosra et réunis à partir de 2015 sous l’ombrelle de l’Armée de la Conquête. Le Qatar et la Turquie comptent ainsi parmi les principaux créditeurs du Front al-Nosra (2012-2017), puis de Jabhat Fatah al-Sham (2016-2017) et de Hayat Tahrir al-Sham (2017-2025).

Avec l’intervention russe, la prise de Kobane et les attentats de Paris par l’Etat Islamique en 2015, les stratégies des uns et des autres ont évolué. Les attentats de Paris, dans la continuité de la libération des prisonniers islamistes par Assad en 2011, ont largement contribué à ce que la communauté internationale détourne le regard de la barbarie du régime pour se concentrer sur l’épouvantail jihadiste. Chacun a ainsi justifié son intervention en Syrie par la lutte contre l’Etat islamique : les Etats-Unis ont retiré progressivement leur soutien aux groupes salafistes pour réorienter celui-ci au profit des YPG/YPJ kurdes, puis des FDS, avec un focus sur la lutte contre l’Etat Islamique, tandis que la Russie a envoyé ses mercenaires de Wagner recruter des Syriens au sein du bataillon « ISIS hunters » avant de les envoyer sécuriser les exploitations de pétrole du régime ou servir de chair à canon en Lybie (ce que la Turquie a fait aussi). Mais dans la réalité l’Etat islamique était frappé d’une main et nourri de l’autre aussi bien par la Turquie que par la Russie et le régime d’Assad, qui n’ont cessé de disposer des cellules jihadistes comme cela les arrangeait, les déplaçant de droite à gauche pour commettre des atrocités permettant de détourner le regard de leurs propres crimes et intrigues, de déstabiliser certaines zones ou populations qui les dérangeaient ou pour légitimer l’emploi de la force là où ils manquaient de raisons suffisamment valables. Le jihadiste est un ustensile pratique.

Et contrairement à ce qu’on peut croire, la Russie, les Etats-Unis et ses alliés (la Jordanie, Israël et la Turquie) ne se sont pas opposés militairement sur le terrain Syrien[4]. En 2016 et 2017, les Etats-Unis, la Russie et la Turquie ont au contraire conclu un accord pour la mise en place d’opérations aériennes conjointes visant à frapper les positions de l’Etat Islamique et du Front al-Nosra[5] [6]. Dans la foulée, la Russie a signé des accords avec les Etats-Unis, Israël et la Jordanie en 2017[7] [8] pour tenir les islamistes (Hezbollah et Etat Islamique) à l’écart du Golan et de la frontière jordanienne, ce qui a entraîné la reconquête de Deraa par le régime Syrien et la Russie en 2018, aboutissant sur l’élimination de la poche de l’Etat islamique dans le bassin de Yarmouk et la reddition des rebelles de Deraa ainsi que leur intégration dans les processus de normalisation avec Assad[9]. Notons que tous les accords signés par la Russie l’ont été avec le consentement de Bachar al-Assad. Sans entrer davantage dans les détails, il est très clair qu’il n’y a jamais eu dans le contexte Syrien de véritable dualité entre « axe du mal » et « axe de la résistance ».

Dès 2015, deux personnalités influentes proches des régimes Syrien et Russe, Randa Kassis et Fabien Baussart, avaient commencé à suggérer l’implémentation d’un processus de paix pour la Syrie lors d’une conférence à Astana au Kazakhstan. Après deux ans de pourparlers infructueux à Genève sous l’égide de l’ONU, Astana s’est finalement imposé en 2017 comme espace de négociation entre la Russie, la Turquie, l’Iran, le régime d’Assad et une douzaine de factions rebelles syriennes, à la tête desquelles Jaysh al-Islam, l’ONU étant relégué au statut d’observateur. La Russie et la Turquie ont alors très clairement affiché leur leadership sur les discussions, la Russie proposant même un brouillon de constitution pour la future « République de Syrie », introduisant un système décentralisé, fédéraliste et laïc abolissant la jurisprudence islamique comme source du droit. La Turquie, la Ligue Arabe, l’opposition pro-Turque et Al-Assad se sont alors catégoriquement opposés à toute forme de fédéralisme. Pour mieux comprendre la teneur et les résultats de ces pourparlers au regard des événements récents, il peut être utile de rappeler que la Russie avait proposé la démission d’Assad dès 2012, mais que cette proposition avait été refusée par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France sous prétexte que Assad était « sur le point d’être renversé » (sic). Il semble que la Turquie a pris le lead sur la Russie dans ces négociations entre 2019 et 2023, avant de concevoir dans son coin les modalités de la transition politique en Syrie. La Russie a été mise dans l’impasse par l’obstination de Bachar Al-Assad à se croire invincible et à faire obstacle à toute proposition de réforme constitutionnelle, notamment depuis son retour sur la scène internationale lors du sommet de la Ligue Arabe à Djeddah en juin 2023.

La veille de la chute du régime, la Russie, la Turquie et l’Iran se sont réunis à Doha en présence de 5 membres de la Ligue Arabe (l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Irak, la Jordanie et le Qatar) pour acter la fin des hostilités. Dans la foulée, l’aviation russe a subitement interrompu ses frappes après neufs ans de bombardements incessants et les troupes russes se sont paisiblement repliées sur leurs bases de Hmeimim et Tartus, où ils se trouvent jusqu’à ce jour en application des accords de Doha. Toujours selon ces accords, la Russie a donné à Assad, son clan et ses alliés des garanties de sécurité et d’amnistie en échange du retrait général de son armée, tandis que l’Iran a négocié la protection des lieux saint chi’ites. Dans la soirée du 7 au 8 décembre, les proches d’Assad ont alors préparé leurs valises avant d’être efficacement évacués en avion de Syrie vers la Russie et les Pays du Golfe, incluant Bachar Jaafari, principal négociateur des accords d’Astana et ambassadeur de la Syrie en Russie[10]. Tout cela sans qu’Israël n’abatte leur avion en vol, cela va de soi.

Dès le 29 décembre 2024, Al-Sharaa a déclaré que la Syrie partageait de profonds intérêts stratégiques avec la Russie, évacuant d’un revers de main sa complicité manifeste avec le régime d’Assad et la responsabilité de celle-ci dans le massacre de milliers de civils depuis 2015[11].

Fin janvier 2025, une délégation russe menée par le ministre des affaires étrangères Mikhail Bogdanov et l’envoyé spécial russe en Syrie Alexander Lavrentyev est venue à Damas pour poser les cadres et critères des relations bilatérales ultérieures. Al-Sharaa a alors posé ses conditions, exigeant des compensations financières pour les crimes commis et l’extradition d’Assad vers la Syrie, en sachant pertinemment que la Russie n’accepterait jamais.

Début mars, alors même que les massacres sur la côte ont poussé des centaines de civils Alaouites à se réfugier sur la base de Hmeimim, la Russie a hypocritement proposé son aide pour stabiliser la situation en Syrie. Le mois suivant, les prémisses d’une nouvelle coopération militaire avec la Turquie et la Russie ont vu le jour, Al-Sharaa admettant que l’essentiel du matériel militaire syrien était fourni par la Russie, que la Syrie restait dépendante de nombreux contrats avec elle dans les secteurs de l’alimentation et de l’énergie, et que son pouvoir de véto aux Nations Unies constituait une menace sérieuse pour la perspective de levée des sanctions qui affecte lourdement le pays.

Ce qu’on peut conclure à partir de toutes ces données, c’est que la destinée des Syriens restera intimement liée aux desiderata de Erdogan et de Poutine. On pourrait baptiser cette contrainte la « Malédiction d’Astana ».

Qu’en est-il des jihadistes étrangers ?

D’abord quelques éléments biographiques et de contexte.

Ahmed al-Sharaa est né en 1982 au même endroit qu’Oussama Ben Laden – à Riyad en Arabie Saoudite – puis a vécu en Syrie entre 1989 et 2003. Avant le début de l’invasion américaine en Iraq il s’est rendu à Baghdad où il a rejoint la branche iraqienne d’Al-Qaeda, que son leader Abu Musab al-Zarqawi venait de fonder après avoir prêté allégeance à Ben Laden. Arrêté en 2006, il a ensuite passé cinq ans dans les prisons américaines. Libéré alors que Ben Laden venait d’être éliminé le 2 mai 2011, son successeurs Ayman Al-Zawahiri a envoyé Al-Sharaa en Syrie au mois d’août pour établir la branche syrienne d’Al-Qaeda, Jabhat al-Nusra, en collaboration avec l’Etat Islamique en Irak dirigé alors par Abu Bakr al-Baghdadi. Comme le hasard fait bien les choses, exactement à la même période Bachar al-Assad amnistiait et libérait de la prison de Sednaya des centaines d’islamistes, dont un certain nombre de militants notoires[12] qui ont mis sur pieds simultanément et dans le trimestre suivant leur libération les principaux groupes salafistes responsables du morcèlement et de l’islamisation ultérieure de l’Armée Syrienne Libre (ASL) : Liwa al-Islam, Suqour al-Sham et Ahrar al-Sham.

Dans l’univers des groupes armés islamistes, les confrontations armées, guerres de pouvoirs, alliances de circonstances et recompositions n’ont cessé de se succéder, jusqu’à amener de larges fusions en 2017 au sein de l’Armée Nationale Syrienne (Jaysh al-Watani as-Suri) et de l’Organisation de Libération du Levant (Hayat Tahrir al-Sham, HTS), sous l’égide de la Turquie. Ces recompositions coïncident avec les négociations internationales dans le cadre du processus d’Astana évoqué plus haut. C’est le moment où un certain nombre de factions islamistes, confrontées à une impasse dans leur guerre de tranchée avec le régime d’Assad, ont été incités à changer de stratégie et ont adopté une rhétorique nationaliste et révolutionnaire, tout en faisant le ménage sur leur flanc le plus radical. L’associé et complice de Al-Sharaa depuis 2011, Anas Hassan Khattab, occupait le poste de responsable du renseignement de HTS[13], fonction qu’il conserve dans le gouvernement Syrien. A cette position il s’est chargé d’éliminer les rivaux de HTS dans la poche d’Idleb, notamment Hurras al-Din et les cellules de DAESH, opération qu’il a mené en collaboration avec les services de renseignements Turcs et Etasuniens. Leur approche jihadiste a été alors progressivement abandonnée au profit d’une gestion politicienne et technocratique des zones sous leur contrôle, incarnée notamment par le nouveau Gouvernement de Salut Syrien. Il apparaît clairement que la Turquie et la Russie ont exercé une influence majeure sur l’évolution prise à ce moment-là par la rébellion Syrienne, quand bien même les deux principales factions formant HTS n’ont pas participé aux négociations d’Astana[14]. Néanmoins, personne n’est dupe du rôle joué par les deux impérialismes dans ce cynique jeu d’échecs. A cette époque Ahmed al-Sharaa était encore Abu Mohammad al-Joulani, et quelle qu’ait été sa stratégie populiste de « syrianisation » pour devenir un interlocuteur crédible à l’international, tout le monde sait très bien qu’il n’aurait jamais pu garder le contrôle de la situation sans maintenir à ses côtés les chiens de guerre jihadistes qui ont toujours constitué le noyau de ses troupes. Et parmi eux, les centaines de tueurs à gage du jihad international qu’il allait devoir remercier s’il venait à gagner l’ultime bataille pour renverser Al-Assad.

C’est précisément ce qu’il s’est passé après la chute du régime. Fin décembre 2024, Al-Sharaa a nommé plusieurs jihadistes et criminels de guerre Syriens et étrangers[15] issus de son cercle proche à des postes de commandement dans la nouvelle armée, évoquant la dissolution à venir de la nébuleuse Hayat Tahrir al-Sham, condition indispensable à la levée des sanctions contre le leadership de HTS et contre la Syrie. Un mois plus tard, 18 factions armées déclaraient se dissoudre pour intégrer la nouvelle armée nationale, sans qu’aucune liste officielle des factions concernées ne soit rendue publique. Concrètement, des centaines de criminels ont bénéficié par cette intégration d’une amnistie générale et d’une normalisation du jihad. Un mois plus tard, le gouvernement de transition annonçait envisager d’accorder la citoyenneté aux combattants étrangers anti-Assad qui ont vécu en Syrie depuis plusieurs années, décision qui n’empêchera pas la levée des sanctions contre la Syrie, quand bien-même elle apparaissait comme une exigence centrale de la part des Etats-Unis. Récompenser ses mercenaires semble plus important que de soulager enfin la souffrance des Syriens : la normalisation du jihad international ou la révolution syrienne, Al-Sharaa semble avoir choisi. En filigrane on peut également lire que le nouvel homme fort de Damas n’a peut-être pas entièrement le choix, et qu’après avoir passé des années à essayer de nettoyer ses rangs des plus extrémistes sur les conseils avisés de son parrain Turc, personne mieux que lui ne sait à quel point la seule solution pour continuer de régner en maître sur une meute enragée est de la garder près de soi et de lui partager des morceaux du festin. Et il n’ignore pas non plus que beaucoup de jihadistes veulent sa peau, surtout maintenant qu’il serre la main à tous leurs ennemis jurés.

Pour illustrer ce népotisme, le gouvernement provisoire annonçait quelques jours plus tôt avoir engagé le processus de révocation de la citoyenneté de près de 740 000 combattants étrangers pro-Assad, notamment Iraniens, Iraqiens, Afghans, Pakistanais et Libanais. Quand on veut, on peut. Plutôt que de garantir la Justice pour tous les crimes commis contre les Syriens, Al-Sharaa confirme par cette décision que tous les mercenaires étrangers ne sont pas logés à la même enseigne. Les siens peuvent donc continuer à persécuter les infidèles et les hérétiques en paix.

Sectarisme et tribalisme : les deux fléaux de la Syrie

 

Quand la Turquie a soufflé dans l’oreille de Al-Sharaa qu’il ne fallait surtout pas laisser le champs libre aux revendications fédéralistes, c’était un message clairement adressé aux factions armées Kurdes, mais également à toute autre force armée et politique issue des minorités. Chacun a pensé alors tout de suite aux Alaouites et au Druzes. Les premiers n’ont pas de faction armée attachée à des revendications communautaires, si ce n’est les reliquats du régime qui se cachent encore ici ou là, mais qui ne représentent ni ne protègent leur communauté. Les seconds au contraire bénéficient de puissantes structures d’auto-défense communautaire incarnées par plus d’une vingtaine de factions attachées à protéger l’intégrité, les intérêts et l’identité culturelle de leur communauté, tout en bénéficiant de solides réseaux de solidarité parmi les communautés Druzes à l’étranger, et notamment en Palestine occupée, au Liban et parmi la diaspora dans le reste du monde.

Pour la nouvelle autorité à Damas, les trois communautés représentent des enjeux de rapports de forces et de diplomatie considérables, voire une menace pour le projet d’Etat hégémonique, centralisé et mono-confessionnel défendu par Al-Sharaa et ses principaux parrains à l’international : la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite. Par ailleurs, la Russie, les Etats-Unis et Israël se tiennent aux aguets pour exploiter les revendications d’autonomie ou de décentralisation des trois communautés, tandis que l’Europe et l’ONU appliquent éternellement les mêmes schémas paternalistes qui voudraient que les minorités aient besoin de protecteurs – et donc un protectorat – quand bien-même une majorité des populations dont on parle ne désirent pas être chaperonnées ou protégées par des puissances étrangères. Mais quelle que soit la véritable opinion des différentes populations, le sectarisme dont le régime d’Assad s’est fait le promoteur pendant plusieurs décennies continue de l’emporter sur toute considération égalitaire ou démocratique. Les analyses complotistes, binaires, voire manifestement fondées sur des biais sectaires ou xénophobes viennent se mêler à la propagande agressive des différents impérialismes pour produire un bruit médiatique constant dans lequel il est impossible d’y voir clair et de garder la tête froide. Contrairement à 2011, quand les modes de communication instantanée étaient encore relativement peu développés, les réseaux sociaux s’ajoutent désormais aux médias traditionnels pour véhiculer et donner de l’écho aux rumeurs les plus invraisemblables, mais pourtant suffisamment crédibles pour inciter n’importe qui à la violence et au déni des crimes commis. C’est ainsi qu’au moment de la chute du régime les fantasmes paranoïaques de l’occident annonçant le massacre des minorités ont fini par partiellement se réaliser, comme autant de prophéties autoréalisatrices, mais de manière moins subite que ce qui était prédit.

Avant de poursuivre, il est absolument indispensable de distinguer le scénario des massacres de la côte Syrienne qui se sont déroulés début mars et les confrontations violentes ayant ciblé la communauté Druze début mai. Dans le premier cas, ce sont bien des reliquats du régime déchu réunis au sein de groupes baptisés « Brigade du Bouclier de la Côte », « Conseil Militaire pour la Libération de la Syrie » et « Résistance Populaire Syrienne »[16] qui ont initié la confrontation avec l’autorité centrale de Damas. Plusieurs sources suggèrent que ces groupes, constitués de criminels de guerre et de tortionnaires restés loyaux envers Assad, ont été soutenus par la Russie et/ou l’Iran pour tenter de fomenter une reprise de pouvoir sur la côte, voire au-delà. Quoi qu’il en soit, ces quelques centaines de reliquats ont lancé une offensive coordonnée contre des checkpoints, des bâtiments gouvernementaux et des hôpitaux, s’emparant de quartiers entiers dans les villes de Jableh, Baniyas et Qardaha et s’en prenant indistinctement à des civils et aux forces de Sécurité arrivées sur place pour mettre fin à la sédition. Dans le giron de la Sécurité Générale et en réponse à son appel à volontaires sur Telegram[17], ce sont aussi des milliers de combattants radicaux plus ou moins affiliés à des groupes salafistes, eux-mêmes plus ou moins affiliés à l’Armée Nationale Syrienne et à Hayat Tahrir al-Sham, qui ont foncé sur la côte avec l’intention de punir les loyalistes ainsi que l’ensemble de la communauté civile Alaouite de laquelle ils sont issus. Parmi ceux-ci subsistent des groupes qui ne se sont pas dissouts, voire qui sont hostiles à Al-Sharaa mais considèrent la Sécurité Générale comme l’un des bras armés de la communauté sunnite en quête de revanche. L’insurrection loyaliste et l’épuration ethno-confessionnelle qui s’en est suivie ont résulté sur le massacre de 823 à 1659 civils et à la mort d’environ 260 combattants de chaque côté[18], les deux camps ayant participé au massacre de civils.

Dans le second cas, tout part de la diffusion d’un faux enregistrement insultant le prophète Mahomet et attribué à un sheikh Druze, Marwan Kiwan. De polémique sur les réseaux sociaux, la situation a évolué rapidement vers une émeute sectaire et xénophobe à l’université de Homs, initiée par l’étudiant en pétro-ingénierie Abbas Al-Khaswani, qui avait participé le mois précédent à l’offensive sanglante contre la communauté Alaouite. L’étudiant a été filmé en train de prononcer un discours haineux contre les Druzes, les Alaouites et les Kurdes, puis une foule d’étudiants a circulé sur le domaine de l’université en attaquant aléatoirement des étudiants a priori non-musulmans. Le gouvernement de transition a d’abord remercié les émeutiers pour leur zèle religieux en défense du prophète, avant de démentir timidement l’authenticité de l’enregistrement audio. Dans les 48 heures qui ont suivi, des groupes armés ont pris d’assaut les villes à majorité Druze (et Chrétienne) de Jaramana, Sahnaya et Ashrafiyet-Sahnaya, sans qu’on sache précisément de qui sont constitués ces groupes. Un certain nombre de sources concordantes pointent néanmoins du doigt des réseaux constitués de Bédouins et combattants islamistes de Deir Ez-Zor, de Dera’a et de la Ghouta. En réaction, les factions Druzes de Suwayda se sont mobilisées et un convoi s’est élancé sur la route de Damas pour venir en soutien aux factions locales de Sahnaya. Celui-ci a alors subi une embuscade meurtrière ayant conduit à la mort de plus de quarante combattants Druzes, avant qu’une dizaine de villages de la région de Suwayda ne soient attaqués à leur tour et pendant trois jours par des groupes provenant de Dera’a et des tribus bédouines de la région. La Sécurité Générale s’est finalement déployée autour du gouvernorat pour empêcher d’autres groupes de pénétrer depuis Dera’a, mais cette prise en étau de la région s’est accompagnée de pressions sur les les leaders Druzes pour s’accorder sur le désarmement des factions et l’entrée dans Suwayda des forces de la Sécurité Générale, ce qui a été refusé. En échange, un accord a été trouvé sur l’activation de la police et de la Sécurité Générale dans le gouvernorat, à la seule condition que l’ensemble de ses membres soient issus de la région. Quand la Sécurité Générale s’est retirée du seule village qu’elle a occupé, les résidents ont trouvé leurs maisons et leur lieu saint incendiés et pillés. Deux jours après la fin des hostilités, des dizaines d’étudiants de Suwayda ont quitté leurs universités de Damas et Homs, tandis que la route de Damas restait menacée par les groupes armés qui ont tiré sur des véhicules et ont placé un checkpoint sous leur contrôle, tandis que la Sécurité Générale semblait impuissante ou complice. Dans le même temps le gouvernement de transition a, de manière surprenante, nommé trois leaders des tribus bédouines de Deir Ez-Zor à la tête du renseignement, de l’organisme de lutte contre la corruption et du conseil suprême des tribus et des clans de Syrie[19]. Il est légitime de se demander s’il s’agit d’une gratification volontaire ou de la résultante de chantages et coups de pressions exercés par les puissantes tribus bédouines de la confédération Al-Uqaydat pour récupérer une part du gâteau.

Ce que ces événements disent de la Syrie actuelle, c’est qu’on ne peut rester le président de la Syrie sans d’une part exacerber les préjugés et tensions intra-communautaires afin de garder le contrôle sur les régions et d’autre part être adoubé par les forces les plus réactionnaires du pays et leurs alliés à l’étranger. Cela dit aussi que la société Syrienne n’a pas guéri et n’est pas près de guérir de ces maladies que sont le sectarisme et le clanisme qui va avec. Après des décennies de régression intellectuelle et de dépolitisation accomplies à renfort de coups de cravache par le national-socialisme du Ba’ath, la Syrie a renoué progressivement avec les vieux réflexes tribaux et féodaux qui préexistaient. Sur ce terreau fertile, le modèle islamique – qui rejette la laïcité, la démocratie et la représentation populaire – offre à nouveau le champ libre aux chefs de grandes familles (sheikhs), seigneurs de guerres et autres Emirs, dont les capacités à imposer un rapport de force vont déterminer leur proximité avec ce pouvoir et leur légitimité à en partager l’usufruit. Par sa prise de pouvoir elle-même, Al-Sharaa a démontré qu’il suffit d’être le plus fort pour être légitime. Et celui qui saura faire preuve de puissance armée tout autant que de loyauté sera remercié comme il se doit. C’est ce qu’ont obtenu les leaders des groupes armés qui ont combattu pour la chute du régime et qui ont accepté de les dissoudre au sein de l’armée nationale. C’est aussi ce que vient possiblement d’obtenir la confédération Al-Uqaydat après avoir répondu à l’appel à donner une leçon aux « hérétiques » de Suwayda, tout en acceptant de se retirer une fois que le gouvernement avait obtenu un premier compromis de la part des leaders Druzes.

L’aventure virile et archaïque consistant à traverser le désert pour aller subjuguer ses voisins insoumis dans le but de démontrer son allégeance envers le sultan et ses pachas témoigne d’un retour au modèle féodal qui a précédé le mandat colonial français. Ce qui s’en distingue et donne à la situation actuelle une dimension d’autant plus terrifiante, c’est la persistance des pratiques de déshumanisation raciste et génocidaires introduits par les colons occidentaux, accommodés au contexte local par les jihadistes[20] depuis les années 1980 et portés à leurs paroxysme par la dictature des Assad. L’expression la plus notable de ces nouveaux modes de terreur viriliste est sans doute celle consistant à se filmer en train de faire aboyer les hommes Alaouites et de raser la moustache des hommes Druzes, avant de les emmener entravés pour une destination inconnue. Rien ne distingue en vérité cette pratique raciste de celle des soldats israéliens à l’égard des Arabes Palestiniens, ce qui vient renforcer l’idée qu’il s’agit bien d’une importation depuis l’occident. Ainsi, une partie conséquente de la jeune génération de Musulmans sunnites qui n’a pas participé à la révolution de 2011 mais a grandi pendant la guerre civile semble être en train d’emprunter un chemin de fascisation similaire à celui des shabiha de Bachar[21], notamment en inondant les fils d’informations et les réseaux sociaux de publications et commentaires sectaires prônant la vengeance et le meurtre au nom de la défense de leur identité ethno-confessionnelle prétendument menacée. Cette logique paranoïaque consistant à croire que tout le monde autour de soi souhaite notre destruction induit naturellement un réflexe de repli sur soi et autour du leader charismatique censé garantir notre protection. Il n’est donc pas surprenant de voir Al-Sharaa présenté par les musulmans sunnites – et notamment les plus jeunes – comme le héros providentiel d’une révolution accomplie exclusivement par et pour leur communauté, tandis que les autres communautés se voient nier leur participation à la révolution contre Assad. La Révolution de tous les Syriens apparaît prise en otage par les discours apologétiques et mystiques présentant la prise de pouvoir de HTS comme un achèvement divin assimilé au retour des Omeyyades pour les uns, ou des Ottomans pour les autres. C’est l’Oumma récompensée. On ne doit pas s’étonner par conséquent si Al-Sharaa a célébré sa victoire à la Mosquée des Omeyyades, et si de vieux imams takfiristes tels que le sheikh Adnan al-Arur – qui est connu pour avoir systématiquement parsemé ses sermons de haine interconfessionnelle – sont invités à rentrer en Syrie après des années d’exil et y sont accueillis comme des maîtres à penser d’une révolution sunnite qui l’aurait emporté sur « 45 ans de régime de la minorité [22]». Pendant ce temps-là dans l’ombre, une majorité de Syriens musulmans sunnites modérés, progressistes et pacifistes – incluant les Kurdes fédéralistes – sont à nouveau essentialisés par l’extrémisme d’une minorité qui s’agite sur le devant de la scène, et qui détient le pouvoir par les armes.

La grille de lecture ultra-confessionnelle des rapports sociaux et politiques par les religieux fondamentalistes, dont les membres du gouvernement et leurs supporters continuent de faire partie, induit des simplifications dangereuses qui résultent sur l’absolution de la famille Assad pour faire porter la responsabilité de sa dictature sur une communauté entière, les Alaouites, voire sur l’ensemble des minorités qui lui sont associées : Chi’ites, Druzes, Ismaéliens ou encore les Murshidis[23], dont quasiment personne n’entend jamais parler mais dont une dizaine de membre ont été exécutés depuis décembre par des « individus non identifiés » à Latakia, Hama et Homs. De la même façon plusieurs centaines de civils, incluant des enfants et des femmes, ont été assassinés depuis la chute du régime, particulièrement dans la campagne de Homs où certains villages ont vu plusieurs de leurs résidents exécutés le même jour par des groupes armés intervenant dans le cadre ou en marge des « opérations de sécurisation » diligentées par la Sécurité Générale[24]. Ce n’est donc pas une révolution qui se déroule en Syrie depuis décembre 2024, mais la revanche de 50 à 60% des Syriens sur tous les autres. Par conséquent, on comprend mieux la réticence de la nouvelle autorité à mettre en œuvre les mécanismes de justice transitionnelle nécessaires à l’achèvement de la révolution : non seulement celle-ci n’est pas une priorité puisqu’elle mettrait en évidence la persécution de toutes les communautés sans exception, mais aussi parce qu’elle amènerait nombre des représentants de cette nouvelle autorité eux-mêmes à être incriminés et jugés pour leurs crimes[25].

Pas de justice transitionnelle, pas de paix

L’exigence de justice a été martelée par les collectifs de familles de disparus dès les premières heures qui ont suivi la chute du régime et alors que le monde feignait de découvrir pour la première fois l’ampleur de l’horreur que celui-ci avait pu représenter. La société syrienne qui a subi la violence sans être en position de l’infliger est unanime : aucune paix sociale ni aucun régime respectueux des Syriens ne peut exister sans justice transitionnelle. Pour que les communautés syriennes puissent guérir d’un demi-siècle de dictature et à nouveau vivre ensemble, les représentants du nouveau gouvernement n’ont pas d’autre choix que de procéder aussi rapidement que possible à l’arrestation de tous les dignitaires du régime et de tous ses exécutants ayant participé activement à la disparition, la torture et le meurtre de dizaines de milliers de Syriens. Bien évidemment, quand on parle de justice, il n’est pas question d’exécutions sommaires, de simulacres de procès, d’audiences à huis-clos et de mises à mort publiques reproduisant les traumatismes générés par la barbarie takfiriste, mais d’une justice transparente respectant les principes fondamentaux du droit à la défense et la dignité des accusés. Venger le sang et l’humiliation par le sang et l’humiliation n’est pas ce dont la société syrienne a besoin. Au contraire, elle a besoin pour se régénérer et sortir du cycle de violence de faire preuve d’équité et d’intégrité, mais également de sévérité, à l’égard de ceux qui n’ont montré envers elle que sadisme et cruauté. L’objectif doit rester la résilience et non la seule satisfaction primaire des instincts de revanche.

Il est évident aussi que la poursuite systématique de tous les membres de l’armée et des milices du régime déchu n’est pas possible et serait une entreprise extrêmement dangereuse qui entraînerait une épuration à large échelle et des règlements de comptes à n’en plus finir. Un entretien très instructif avec le Directeur du Réseau National Syrien pour les Droits de l’Homme Fadel Abdul Ghani publié par le media Syrien Enab Baladi[26] décrit le processus de justice transitionnelle potentiellement mis en œuvre en Syrie. Dans celui-ci, Abdul Ghani distingue un volet judiciaire et un volet civil, ce dernier prenant la forme de commissions « Vérité et Réconciliation ». Il estime le nombre d’auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité liés à l’ancien régime à 16 200 personnes, dont 90% seraient des militaires, et considère que seuls les officiers de premier et de second rang de l’armée pourraient être concernés par des poursuites pénales, tandis que les officiers des troisième au sixième rangs seraient inclus au programme des commissions de réconciliation. Les responsables non-militaires, incluant les hommes d’affaires, ne seraient pas exemptés de poursuites.

Il est impossible à l’heure actuelle de savoir si ce cadre cohérent a été accepté et mis en application par les nouvelles autorités. Au-delà de la communication lapidaire du ministère de l’intérieur sur son fil Telegram au moment de leur arrestation, aucun mécanisme transparent ne permet de savoir ce qu’il advient des personnes faisant l’objet d’investigations. Aucun tribunal spécial n’a été évoqué, ni aucune échéance judiciaire. Sur ce dossier, le gouvernement auto-proclamé fait preuve depuis quatre mois d’une déplorable désinvolture, et l’impunité dont bénéficient certains criminels de haut rang de l’ancien régime participe à éroder la confiance des Syriens. L’évacuation diplomatique du clan Assad vers la Russie et les Emirats Arabes Unis constituait déjà une première trahison envers les Syriens et envers la Révolution. La nomination de toute une série de takfiristes et criminels de guerre à des postes de responsabilité tout en promettant l’accès à la citoyenneté aux takfiristes étrangers en était une seconde.

Au-delà de ces très mauvaises décisions prises au nom d’une stabilité à très court terme, la nouvelle autorité a aussi arrêté un certain nombre de criminels notoires de l’ancien régime pour finalement les libérer par « manque de preuves », « régulariser » leur situation ou encore les amnistier purement et simplement. Le meilleur exemple est sans aucun doute celui du commandant en chef des Forces de la Défense Nationale (Quwat ad-Difa’a al-Watani), Fadi Ahmad alias « Fadi Saqr », qui est directement responsable de nombreux massacres dont le plus connu est celui de Tadamon en avril 2013, ou encore celui de Talal Shafik Makhlouf, commandant en chef de la Garde Républicaine et directeur du bureau du commandant en chef de l’armée et des forces armées, responsable pour sa part des meurtres de nombreux manifestants lors des manifestations pacifiques à Douma, Harista, Nawa et Dera’a en 2011. On peut y ajouter les cas de Mohammad Ghazi al-Jalali, ancien ministre des Communications puis premier ministre, et  Mohammad al-Shaar, ancien ministre de l’intérieur[27], ainsi qu’un certain nombre d’autres figures de haut rang dans l’appareil répressif du régime d’Assad, qui ont bénéficié depuis des mesures dites de « régularisation » de leur situation en échange de leur collaboration. Ainsi, le 7 février 2025, les résidants de Tadamon ont réagi avec colère à la visite de Fadi Saqr sur les lieux de ses propres crimes en compagnie de responsables de la Sécurité Générale, dans le but affiché de « faire la vérité » en dénonçant ses anciens complices[28]. Deux mois plus tard, les autorités ont brillé par leur absence à la commémoration du massacre du 16 avril, tandis qu’aucun périmètre de sécurité ni aucune investigation forensique digne de ce nom n’a été mise en place au niveau du pâté d’immeubles qui a servi pendant plusieurs années de « zone d’exécutions » à la Défense Nationale, et où subsistent de façon certaine des fosses communes. Au contraire, Fadi Saqr a été nommé à la tête d’une commission de réconciliation envoyée sur la côte Syrienne suite aux massacres de début mars, position depuis laquelle il a négocié la libération d’anciens officiers du régime Assad arrêtés à cette occasion. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’empathie et la considération pour le traumatisme des victimes et survivants ne sont pas ce qui caractérise les nouvelles autorités. Plus récemment, d’autres serviteurs notoires du régime déchu continuaient d’apparaître publiquement et d’user de leur position sociale privilégiée, voire se montraient ostensiblement aux côtés de représentants des nouvelles autorités[29]

Enfin, et c’est sans doute le plus troublant, les nouvelles autorités ont ostensiblement méprisé le dossier des prisonniers et disparus[30], laissant les familles sans soutien ni réponse[31], tout en négligeant pendant de longues semaines la protection des archives des plus de 800 services de sécurité et lieux de détention avant de finalement se décider à en restreindre partiellement l’accès au public[32]. Le square al-Marjeh à Damas, où les proches de disparus se donnaient rendez-vous dans les semaines qui ont suivi la chute du régime pour se soutenir mutuellement et recueillir des informations, a été subitement débarrassée des centaines de photos de disparus courant janvier dans le cadre d’une vaste campagne de nettoyage initiée par la Défense Civile et intitulée « Damas, nous sommes de retour », tandis qu’un collectif baptisé « Les mains de la Bonté » faisait scandale en recouvrant les inscriptions laissées par les détenus sur les murs d’une prison par des peintures à la gloire de la révolution, avec l’aval préalable des autorités. L’indifférence et la négligence de ces dernières, voire l’empressement à faire table rase du passé n’est pas pour rassurer, quand bien-même les plus optimistes trouvent de bonnes raisons de se persuader qu’il est normal et naturel que les choses prennent du temps, que les autorités font de leur mieux ou que les processus engagés offrent des signes encourageants. A cinq mois de la chute du régime, cette persistance dans le relativisme et l’absence de jugement critique quant à la désinvolture, mais aussi à la nature et au passif de la plupart des représentants du nouvel appareil d’Etat, flirtent désormais avec la naïveté et l’insouciance. Les proches de victimes et de disparus quant à elles continuent d’être animées par le même espoir que celui qui leur a permis de survivre toutes ces années. Rien n’est vraiment entrepris, en actes comme en paroles, pour leur permettre de trouver la paix

La Syrie, une société dépouillée en proie au néo-conservatisme islamiste

L’Etat désastreux dans lequel Assad a laissé le pays témoigne à la fois de l’incroyable résistance et résilience des Syriens, mais également de l’inestimable capacité de l’être humain à survivre dans les circonstances les plus abominables. Quand on observe l’économie syrienne, on se rend compte à quel point le pays est à genoux et combien ses infrastructures ont été anéanties. Et quand on dit anéanties, le mot est faible : la Syrie est une carcasse évidée et rouillée, dont le squelette commençait déjà à être rongé avant la chute du régime. Les soldats du régime vendaient meubles et biens pillés pour se nourrir, et lorsque la fin s’est faite sentir, ils n’ont même pas attendu de voir l’ennemi s’approcher pour abandonner armes et uniformes, tandis que la population se ruait déjà sur tous les bâtiments publics pour piller absolument tout ce qui pouvait l’être. Ce qui sidère le plus dans la Syrie d’après, c’est le caractère absolutiste du pillage : ce n’est pas seulement le mobilier qui a été emporté, mais également les câbles, tuyauteries, portes, fenêtres, tuiles, carrelages qui ont été arrachés, et désormais aussi les poutrelles métalliques, briques et parpaings qui font la structure même des bâtiments. Ne parlons même pas des véhicules (tanks compris) et des arbres, qui sont méthodiquement découpés ou hachés, transformant l’ensemble du domaine public en friche sauvage. Et si l’on observe attentivement les villes et quartiers rasés par les bombes, on se rendra compte également que la totalité des immeubles en ruines ont été absolument évidés du moindre petit objet, comme si chacun des milliers d’appartements ainsi démolis avait été consciencieusement purgé de l’intégralité de ce qu’il s’y trouvait. Et cela par les agents et soldats du régime eux-mêmes, puisque certains quartiers étaient interdits d’accès jusqu’à la chute d’Assad. Entre Damas et le gouvernorat de Suwayda, les pilleurs vont jusqu’à abattre les pylônes à haute tension pour les découper et sectionner les câbles électriques qui alimentent des milliers de maisons en électricité. Partout c’est l’hallali[33] et le moindre morceau de la bête a une valeur.

Le pillage est parmi les principales afflictions qui touchent la nouvelle Syrie. Le phénomène existait avant la chute du régime et il ne peut être imputé aux nouvelles autorités, bien qu’il n’ait fait que s’amplifier et qu’absolument rien ne semble entrepris pour y mettre un terme ou pour protéger les infrastructures. Le seul progrès qui pourrait mettre un terme à cette auto-sabotage par la population syrienne elle-même est la restauration d’une économie stable ou tout au moins une amélioration perceptible de celle-ci. Pourtant il semble que la Banque Centrale Syrienne a décidé d’appliquer une méthode hasardeuse, en restreignant les liquidités[34] tout en refusant d’intervenir sur le taux de change[35] et de freiner la spéculation illégale sur la livre syrienne, ce qui aboutit à une intense volatilité des taux de change et à des pertes d’argent considérable pour les Syriens, dans un pays où 90% des habitants continuent de vivre sous le seuil de pauvreté. Les principaux bénéficiaires sont les spéculateurs, alors que ni l’investissement et la production locales, ni les exportations n’ont augmenté. Le gouvernement n’imprime pas de nouvelle monnaie et n’intervient pas non plus pour limiter le change aux seuls bureaux de change officiels, des centaines de petits commerçants ayant recours à cette activité pour faire des bénéfices. A côté de cela, les marchés ont commencé à être inondés de produits à bas prix provenant notamment de Turquie, menaçant la production locale déjà fragile[36] tandis que les revenus des Syriens n’ont pas vu de hausse significative et que le taux de chômage dépasse les 25%. Le nouveau gouvernement semble compter exclusivement sur les investissements étrangers. La situation actuelle laisse par conséquent présager la prédation capitaliste à venir, et avec elle une autre forme de pillage généralisé, qui se fera au profit des spéculateurs et non de la masse des Syriens. On connaît très bien le schéma, il suffit de regarder la situation du Liban ou de la Grèce.

Dans cette perspective opportuniste la diplomatie internationale n’a pas attendu deux semaines pour reprendre son cours normal, les prédateurs capitalistes de la péninsule arabique et d’Europe ayant été les premiers à accourir au palais présidentiel à Damas dans la perspective de restaurer au plus vite les relations économiques avec la Syrie et de tirer les meilleurs bénéfices de la nouvelle donne régionale. Le 23 décembre 2024, le Qatar était le premier Etat étranger après la Turquie[37] à envoyer une délégation en Syrie pour rencontrer les nouvelles autorités Syriennes, tandis que Al-Sharaa effectuait sa première visite à l’étranger le 2 février 2025, par un déplacement très médiatisé en Arabie Saoudite au cours de laquelle il a visité la Mecque et présenté au monde sa compagne Latifa al-Droubi, avant de s’envoler directement vers la Turquie[38]. Au-delà du show, ces visites témoignent de la volonté de placer l’Arabie Saoudite et le Qatar au-devant de la politique extérieure syrienne. Les deux Etats ont prévu ainsi de reprendre en main le secteur de l’énergie par la relance d’une production électrique alimentée quasi exclusivement en combustibles fossiles provenant du Golfe. Ça va brûler du gaz[39]. Tous deux ont commencé par délivrer des tonnes d’aide humanitaire à la Syrie au lendemain de leurs premières rencontres officielles et se sont également engagés à payer la dette syrienne de 15 millions de dollars contractée envers la Banque Mondiale, ce qui laisse présager des investissements d’ampleur : rien n’est gratuit. L’Allemagne et la France ont été ensuite les premiers Etats européens à se présenter au portillon de l’ex-jihadiste le 3 janvier 2025[40], suivis de l’Italie le 10 janvier suivant, les trois pays ayant été à la veille de la révolution de 2011 les principaux bénéficiaires des exportations de pétrole syrien[41]. Ils sont aussi les premiers à avoir mis en œuvre la suspension des procédures d’asile des Syriens le jour suivant la chute du régime et à avoir plaidé la levée des sanctions visant la Syrie, tandis que la France a été le premier pays européen à accueillir Al-Sharaa le 7 mai 2025, en dépit de son maintien sur la liste noire du terrorisme. Pour Macron, l’état d’exception est un mode de gouvernement, et la signature de contrats juteux vaut bien de fermer les yeux sur une partie du drame du peuple Syrien. Il a juste été demandé à al-Sharaa de faire quelques déclarations symboliques en faveur de la protection des droits humains et de la justice. Mais comme la déclaration universelle des droits de l’homme, une déclaration n’est pas contraignante et reste une simple promesse ayant pour but premier d’acheter la paix sociale, et de tromper les libéraux les plus crédules. Les partenaires économiques de la Syrie ne daigneront jamais conditionner le rétablissement des relations commerciales à la mise en œuvre stricte et sous contrôle international d’un système démocratique représentatif de la diversité syrienne et d’une justice transitionnelle excluant la peine de mort et les traitements inhumains et dégradants. Au lieu de cela, comme évoqué plus tôt, on se contentera d’exiger d’Al-Sharaa un engagement oral à « protéger les minorités » et à « neutraliser l’Etat Islamique », comme cela était déjà le cas depuis une décennie avec Bachar al-Assad. Ça ne mange pas de pain.

Dans le système capitaliste, tout n’est qu’une affaire de deals et de compromissions. Les conclusions de la commission d’enquête sur les massacres de la côte Syrienne pourront bien attendre quelques mois de plus, le temps que les sanctions contre la Syrie soient levées et que al-Sharaa puisse revenir tranquillement sur ses promesses une fois que le commerce international sera rétabli. On est témoin actuellement d’une transition historique vers une fusion du libéralisme économique et du conservatisme sociétal telle qu’elle s’est produite au Etats-Unis sous Georges Bush et son fils Georges W. Bush, mais dans sa version islamique déjà au pouvoir en Arabie Saoudite. Il ne faudra donc pas s’étonner si le destin de la Syrie dépendra de la relation entre Ahmed al-Sharaa, Donald Trump et Mohammed Ben Salman. Notre article tombe à point nommé, car les trois ont prévu de se rencontrer en Arabie Saoudite dans quelques jours…

La charia est compatible avec la capitalisme, tout comme Ahmed al-Sharaa.

 


NOTES :

[1] Maher Alloush (1976, Homs), écrivain et chercheur spécialisé sur les questions politiques, sociales et économique, ainsi que sur la Justice Transitionnelle, Hassan al-Daghim (1976, Idleb), diplômé en études Islamiques et en jurisprudence comparée, Mohammed Mustat (1985, Alep), diplômé en ingénierie électronique, en sciences politiques et en études Islamiques, Youssef al-Hijar,  Mustafa al-Moussa, pharmacien et membre de HTS, Hind Kabawat (1974, Inde), titulaire d’un Master en Droit et Relations Internationales et Houda Atassi, ingénieure civile diplômée en Architecture et en Technologies de l’Information.

[2] Abdul Hamid al-Awak, titulaire d’un doctorat en droit constitutionnel ; Yasser al-Huwaish, récemment nommé doyen de la faculté de droit de l’université de Damas ; Ismail al-Khalfan, titulaire d’un doctorat en droit spécialisé en droit international ; Mohammad Reda Jalkhi, titulaire d’un doctorat en droit spécialisé en droit international ; Bahia Mardini, la seule femme, journaliste et titulaire d’un doctorat en droit.

[3] Anas Khattab (1987, Rif Dimashq), Ministre de l’Intérieur ; Murhaf Abu Qasra (1984, Hama), Ministre de la Défense ; Asaad al-Shaibani (1987, Al-Hasakeh), Ministre des Affaires étrangères et des Expatriés ; Mazhar al-Wais (1980, Deir Ez-Zor), Ministre de la Justice ; Mohammed Abu al-Khair Shukri (1961, Damas), Ministre de l’Awqaf ; Marwan al-Halabi (1964, Quneitra), Ministre de l’Education Supérieure ; Hind Kabawat (1974, India), la seule femme, Ministre des Affaires sociales et du Travail ; Mohammed al-Bashir (1984, Idleb), Ministre de l’Energie ; Mohammed Yisr Barnieh, Ministre des Finances ; Mohammad Nidal al-Shaar (1956, Alep), Ministre de l’Economie et de l’Industrie ; Musaab Nazzal al-Ali (1985, Deir Ez-Zor), Ministre de la Santé ; Mohammed Anjrani (1992, Alep), Ministre de l’Administration Locale et de l’Environnement ; Raed al-Saleh (1983, Idleb), Ministre de la Gestion des Urgences et Catastrophes ; Abdul Salam Haykal (1978, Damas), Ministre des Communications et des Technologies de l’Information ; Amjad Badr (1969, As-Suwayda), Ministre de l’Agriculture et de la Réforme Agraire ; Mohammed Abdul Rahman Turko (1979, Afrin), Ministre de l’Education ; Mustafa Abdul Razzaq (1989), Ministre des Travaux Publics et du Logement ; Mohammed Yassin Saleh (1985), Ministre de la Culture ; Mohammed Sameh Hamedh (1976, Idleb), Ministre de la Jeunesse et des Sports ; Mazen al-Salhani (1979, Damas), Ministre du Tourisme ; Mohammad Skaf (1990), Ministre du Développement Administratif ; Yaarub Bader (1959, Latakia), Ministre des Transports ; Hamza al-Mustafa, Ministre de l’Information.

[4] Excepté par proxys interposés.

[5] https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/deal-for-joint-military-action-with-us-in-syria-could-elevate-russia-as-well-as-defeat-isis-a7237256.html

[6] https://www.middleeasteye.net/fr/news/russia-and-turkey-agree-deal-coordinate-strikes-syria-1427197601

[7] https://arabcenterdc.org/resource/jordan-and-the-us-russia-deal-in-southern-syria/

[8] https://www.dohainstitute.org/en/PoliticalStudies/Pages/Israel-Reacts-to-US-Russian-De-Escalation-Agreement-in-Syria.aspx

[9] Voir l’historique de la 8ème Brigade de Ahmad Al-Awda – https://middleeastdirections.eu/new-publication-med-the-eighth-brigade-striving-for-supremacy-in-southern-syria-al-jabassini/

[10] Il est actuellement toujours en poste.

[11] Entre 4356 et 6456 civils tués selon airwars.org ; 8763 civils tués selon l’Observatoire Syriens des Droits Humains.

[12] Zahran Alloush (fondateur de Liwa al-Islam en septembre 2011, devenu Jaysh al-Islam en 2013) ; Ahmad Issa al-Sheikh (fondateur de Suqour al-Sham en septembre 2011) ; Abu Khalid al-Suri et Hassan Aboud (fondateurs de Ahrar al-Sham décembre en 2011).

[13] Anas Hassan Khattab serait également un agent de liaison des services de renseignements turcs (MIT). Il y opèrerait sous le contrôle de l’officier du MIT Kemal Eskintan, connu par les jihadistes sous le pseudonyme Abu Furqan, lui-même sous les ordres de Hakan Fidan, puis Ibrahim Kalin, chefs du renseignement turc de 2010 à 2023 et depuis 2023. Après 15 ans d’étroite collaboration, Ibrahim Kalin et Hakan Fidan sont les premiers officiels étrangers à avoir visité Damas après la chute du régime d’Assad. Le premier a été vu en train de prier avec Al-Sharaa à la mosquée des Omeyyades le 12 décembre 2024, tandis que le second a célébré la victoire de la Turquie avec Al-Sharaa sur les hauteurs de Qassiun le 22 décembre 2024.

[14] Les leaders de l’opposition présents à Astana sont, entre autres, Mohammed Alloush (Jaysh al-Islam – Armée de l’Islam), Fares Al-Bayoush (Jaysh Idleb al-Harr – Armée Libre d’Idleb), Nasser al-Hariri (Coalition Nationale Syrienne des Forces de l’Opposition et de la Revolution Syrienne), Abu Osama Joulani (Front du Sud, constitué de 58 factions rebelles). Onze autres groupes participent aux négociations.

[15] Abdul Rahman Hussein al-Khatib alias « Abu Hussein al-Urduni » (Jordanien, général de brigade) ; Omar Mohammed Jaftashi alias « Mukhtar al-Turki » (Turc, général de brigade) ; Abd al-Aziz Daud Khudaberdi alias « Abu Mohammed al-Turkistani » ou « Zahid » (Chinois ouïghur, général de Brigade) ; Abdel Samriz Jashari alias « Abu Qatada al-Albani » (Albanais, colonel) ; Alaa Muhammad Abdul Baqi (Egyptien, colonel) ; Moulan Tarson Abdul Samad (Tadjik, colonel) ; Ibn Ahmad al-Hariri (Jordanien, colonel) ; Abdulsalam Yasin Ahmad (Chinois Ouïghur, colonel)…

[16] Les leaders de ces groupes sont respectivement l’ex commandant de la Garde Républicaine d’Assad Moqdad Fteha, l’ex chef de la 4ème Division Blindée de l’Armée Arabe Syrienne Ghiath Dalla et Mundir W.

[17] Réalisant l’ampleur de la participation volontaire à l’offensive – et sans doute le chaos génocidaire qui en a résulté dès les premières heures d’affrontements – les Autorités ont ensuite annoncé que ce soutien n’était plus nécessaire.

[18] Les chiffres varient selon les deux principales sources : Syrian Observatory for Human Rights (SOHR) et Syrian Network for Human Rights (SNHR).

[19] Hussein al-Salama à la tête des renseignements, en remplacement d’Anas Khattab, Amer Names al-‘Ali à la présidence de l’Autorité centrale de contrôle et d’inspection (lutte contre la corruption) et le cheikh Rami Shahir al-Saleh al-Dosh à la tête du Conseil suprême des tribus et des clans. Tous trois sont originaires de la ville de Al-Shuhayl dans le gouvernorat de Deir Ez Zor, qui compte moins de 15 000 habitants.

[20] Qui ne sont pas autre chose qu’une version arabo-musulmane du fascisme européen.

[21] Les chabiha sont les supporters, hommes de main et mercenaires du régime, dont la plupart ont été intégré à la Force de Défense Nationale et à d’autres groupes paramilitaires.

[22] Selon les mots du nouveau Ministre syrien des Affaires Etrangères Asaad al-Shaibani lors de son discours à la 9ème édition de la Conférence des Donateurs pour la Syrie à Bruxelles le 17 mars 2025.

[23] Les Murshidis constituent une religion récente fondée en 1923 dans la région de Latakia par Salman al-Murshid. Cette religion dérive de l’Alaouisme et ses membres n’existent qu’en Syrie, où ils sont entre 300 000 et 500 000.

[24] Consulter notre cartographie des faits répertoriés par l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme sur la page d’accueil de notre site : https://interstices-fajawat.org/fr/accueil/

[25] Comme c’est déjà le cas pour la faction Jaysh al-Islam, dont les membres Majdi Nema alias Islam Alloush et Essam Al-Buwaydani alias Abu Hammam ont été arrêtés et poursuivis dans le cadre de procédures de justice internationales avant de pouvoir bénéficier d’une immunité diplomatique.

[26] https://english.enabbaladi.net/archives/2025/02/transitional-justice-in-syria-steps-to-diffuse-tension/

[27] https://english.enabbaladi.net/archives/2025/02/former-syrian-interior-minister-mohammad-al-shaar-surrenders-to-authorities/

[28] Dans la foulée de cette visite controversée, la Sécurité Générale a arrêté discrètement le commandant de la branche locale des Forces de Défense Nationale, Ghadeer Salem, puis – avec plus de tapage médiatique – trois de ses subalternes, Mundhir Al-Jaza’iri, Somar Mohammed Al-Mahmoud et Imad Mohammed Al-Mahmoud.

[29] C’est notamment le cas de : Farhan al-Marsumi, chef d’une tribu Bédouine de Deir Ez Zor activement impliqué dans le trafic de drogues vers l’Irak en collaboration avec la 4ème division de Maher al-Assad et les milices iraniennes ; Agnès Mariam de la Croix, mère supérieure du monastère carmélite de « Saint-Jacques le Mutilé » à Homs, complice et propagandiste active du régime Assad ; le docteur Tammam Al Yousef, chirurgien-cardiologue et frère du Général de Brigade et chef des services de renseignements de l’armée de l’air d’Idleb Ali Mu’iz al-Din Youssef al-Khatib, soupçonné de corruption et détournement d’argent en coopération avec le régime Assad ; Safwan Khair Beyk alias « Safwan Shafiq Jaafar », chef mafieux de Jableh et leader des Forces de Défense Nationale, lié à la famille Assad par les cousins de Bachar al-Assad, Mundhir al-Assad et Ayman Jaber – Source : Zaman al-Wasl – https://www.zamanalwsl.net/

[30] Le nombre de disparus est estimé entre 96 000 et 158 000, incluant les disparitions forcées attribuées au régime Assad, à l’Etat Islamique, aux Forces Démocratiques Syriennes, aux factions armées de l’opposition, à l’Armée Nationale Syrienne et à Hayat Tahrir al-Sham.

[31] Ce n’est qu’à force d’apparitions publiques et de rassemblement pendant les trois mois qui ont suivi la chute du régime que les familles de disparus représentées par The Syria Campaign ont obtenu une audience avec Al-Sharaa en février 2025 – https://diary.thesyriacampaign.org/my-father-is-still-missing-join-wafas-struggle-to-uncover-the-truth-about-syrias-disappeared/

[32] Dès le 20 décembre 2024, l’Association des Détenus et des Disparus dans la Prison de Sednaya (ADMSP), Amnesty International, Human Rights Watch et la Commission d’Enquête Internationale Indépendante diligentée par le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU exhortait le gouvernement de transition à prendre des mesures pour la protection des archives et preuves d’atrocités de masse – https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/syria-preserve-evidence-mass-atrocities-enar

[33] L’hallali est le moment fatidique de la chasse à courre où la meute impatiente ou excitée des chiens se rue sur le gibier épuisé pour mettre un terme à la traque.

[34] Le retrait au distributeurs est gelé tandis qu’un grand nombre de fonctionnaires ont vu le versement de leurs salaires interrompus.

[35] Le taux de change a fluctué entre 10 000 à 12 000 livres le dollar au cours des quatre premiers mois de 2025, par rapport à un taux de 14 750 livres avant la chute du régime, 15 000 le lendemain et une chute exceptionnelle à 8000 début février – https://www.sp-today.com/en/currency/us_dollar/city/damascus

[36] https://english.enabbaladi.net/archives/2025/02/turkish-goods-undermine-local-products-in-syria

[37] L’ambassade de Turquie à Damas à rouvert le 14 décembre après 12 ans de rupture des relations diplomatiques, puis son ministre des affaires étrangères Hakan Fidan a visité officiellement Al-Sharaa le 22 décembre, à la veille de la visite du Qatar.

[38] Il faut distinguer la relation de la Syrie avec la Turquie de sa relation avec le Qatar et l’Arabie Saoudite. Si la première se caractérise davantage par une forme de dépendance militaire et stratégique, qui implique une forme d’extension coloniale et d’emprise sécuritaire turque sur la Syrie, la seconde est principalement économique.

[39] Il est prévu que la centrale électrique de Deir Ali produise 400 mégawatts quotidien grâce à la combustion de gaz naturel fourni par le Qatar via la Jordanie.

[40] Ahmad al-Sharaa reste inscrit sur la liste du terrorisme international avec son nom de guerre « Abu Mohammed al-Jawlani », mais la promesse d’une récompense de 10 millions de dollars pour sa capture a été annulée par les Etats-Unis.

[41] Les principaux importateurs de pétrole cru syrien étaient en 2010 : Allemagne (32%), Italie (31%), France (11%), Pays-Bas (9%), Autriche (7%), Espagne (5%) et Turquie (5%).

Qu’est-ce qu’il y a derrière la récente flambée de violence contre les Druzes de Syrie ? – Mai 2025

La communauté Druze de Syrie a subi au cours de la semaine passée une attaque sans précédent de la part de groupes armés sectaires et islamistes, avec le soutien passif du nouveau gouvernement de Damas.

Nous sommes actuellement en Syrie, au plus près des événements. Voici notre description des faits et notre analyse.

27 AVRIL

Un faux enregistrement a circulé sur les réseaux sociaux, dans lequel on entend une voix non identifiée insulter le prophète Mahomet, provoquant des émeutes sectaires de la part des islamistes de l’université de Homs, dirigés par l’étudiant en génie pétrolier Abbas Al-Khaswani.

Cet agitateur islamiste a tenu un discours haineux visant plusieurs communautés religieuses dont les Druzes, les Alaouites et les Kurdes. À la suite de ce discours, des dizaines de personnes scandant des slogans sectaires et haineux ont manifesté dans l’enceinte de l’université et agressé des étudiants non musulmans.

Le vieux cheikh druze Marwan Kiwan, accusé d’être l’auteur de l’enregistrement, a rapidement démenti cette accusation. Il est rappelé que Mahomet n’est pas seulement un prophète pour les musulmans sunnites, mais aussi pour les Druzes.

L’autorité non élue de Damas a publié un communiqué de presse peu convaincant dans lequel elle a remercié les émeutiers pour leurs efforts en vue de défendre leur prophète, au lieu de les tenir pour responsables des troubles dangereux qu’ils ont provoqués.

Abbas Al-Khaswani n’est pas un étudiant en études islamiques et a été identifié comme l’un des auteurs armés des attaques sur la côte syrienne deux mois plus tôt. Il n’a pas été arrêté et est retourné le lendemain à l’université où lui et ses collègues ont menacé la vie d’autres étudiants.

29 AVRIL

L’authenticité de l’enregistrement qui a déclenché des émeutes racistes et sectaires deux jours plus tôt a été démentie par le ministre syrien de l’intérieur, mais la Sûreté générale n’a rien fait pour empêcher le déroulement des événements ultérieurs.

Ainsi, des groupes armés d’origine inconnue ont attaqué la ville de Jaramana, prenant pour cible ses habitants et les factions d’autodéfense locales druzes.

La Sûreté générale est intervenue et aurait été prise pour cible par les factions locales, alors que la différence entre les premiers attaquants et les membres de la Sûreté générale reste floue. Les habitants ont identifié les attaquants inconnus comme étant des factions tribales de la tribu Al-Uqaydat de Deir Ez-Zor.

17 SYRIENS ONT ÉTÉ TUÉS, la plupart parmi les assaillants. Tous ont ensuite été présentés comme des membres de la Sûreté générale et les factions locales comme responsables des affrontements.

Rappelons que Jaramana n’est pas un quartier druze mais qu’il représente la diversité du tissu social syrien, incluant des réfugiés de Palestine et d’Irak.

30 AVRIL

Suivant un scénario similaire à celui de Jaramana, des groupes armés d’islamistes de Dera’a, Deir Ez Zor et Ghouta ont attaqué les villes de Sahnaya et Ashrafiyeh, prenant pour cible leurs habitants et les factions locales d’autodéfense druzes. 

45 SYRIENS ONT ÉTÉ TUÉS, la plupart appartenant à la communauté druze, dont 10 civils exécutés sommairement. Parmi eux se trouvait le maire de la ville, Hussam Warwar, accompagné de son fils Haider. Il avait pourtant été vu en train d’accueillir les forces de la Sûreté générale quelques heures avant son assassinat.

Rappelons que Sahnaya et Ashrafiyeh NE SONT PAS uniquement des quartiers druzes.

Des factions druzes de Suwayda ont quitté le gouvernorat pour secourir leur communauté attaquée à Sahnaya-Ashrafiyeh, mais elles sont tombées dans une embuscade près de Braq, sur la route de Damas, tendue par des groupes mixtes de tribus locales, d’islamistes de Dera’a et de Deir Ez Zor, mais aussi d’éléments de la Sûreté générale. Une vidéo les montre clairement en train d’ouvrir le feu alors qu’ils se tenaient côte à côte.

42 SYRIENS ONT ÉTÉ TUÉS, la plupart appartenant aux factions druzes, la communauté de Salkhad étant particulièrement touchée, avec 11 martyrs appartenant aux factions d’autodéfense Quwaat Alya’ et Quwaat Sheikh al-Karami, y compris leur chef Amjad Baali.

1er MAI

Au cours de la nuit, des groupes armés d’origine inconnue ont attaqué les villes d’As-Soura al-Kabira, Al-Thala, Ad-Dour, ‘Ira, Kanaker et Rsas, entraînant de violents affrontements avec les factions d’autodéfense locales et le bombardement de maisons civiles.

Toutes les factions de Suwayda, composées de plus de 80 000 combattants, ont été mises en état d’alerte et se sont déployées dans tous les points stratégiques du gouvernorat.

Dans la soirée, la Sûreté générale a encerclé le gouvernorat, prétendument pour prévenir toute nouvelle attaque en provenance de Dera’a. Cependant, plusieurs groupes armés ont attaqué les villes de Labin, Harran, Ad-Dour et Jreen, où ils se sont heurtés à une forte résistance qui a entraîné la mort de la plupart des assaillants. Le nombre de victimes n’est pas connu, mais les assaillants ont été identifiés comme appartenant aux tribus locales.

L’autorité centrale de Damas a fait pression sur les dirigeants de la communauté druze pour qu’ils acceptent le désarmement des factions locales, injustement accusées d’être à l’origine des troubles. Dans la nuit, ces derniers ont publié un communiqué pour informer de l’accord conclu, mais son contenu et ses signataires sont restés incertains jusqu’au lendemain, des informations contradictoires et erronées ayant été diffusées.

Israël a profité de la situation pour menacer la Syrie et a bombardé le palais présidentiel de Damas, prétendument pour « lancer un avertissement » aux autorités syriennes en cas de menaces à l’encontre des Druzes.

2 au 4 MAI

Le 2 mai, un drone israélien survolant Suwayda a pris pour cible une ferme à Kanaker, tuant 4 de ses habitants druzes. L’un d’entre eux, Issam Azam, était connu pour soutenir activement les manifestations de la place de la Dignité contre le régime d’Assad. La nuit suivante, des avions israéliens ont lancé une série de frappes sur des sites militaires à Dera’a, Damas et Hama.

Le 3 mai, Khaldun Sayah Al-Mahithawi, un avocat druze impliqué dans la négociation de la libération d’un autre avocat kidnappé au nord de Suwayda, a été assassiné à Aqraba, près de Jaramana. Le même jour, les 11 martyrs de Salkhad ont été enterrés à l’issue d’une cérémonie rassemblant des milliers de personnes dans leur ville natale, en présence de l’émir Hassan al-Atrash et du cheikh d’Aql Hammoud al-Hennawi.

Le 4 mai, les dirigeants druzes ont publié une déclaration en cinq points prévoyant l’activation de la police et de la sécurité générale dans le gouvernorat de Suwayda, à condition que ses membres soient tous originaires de la région, ainsi que la sécurisation de la route de Damas et un cessez-le-feu dans toutes les zones touchées par les affrontements de ces derniers jours.

Laith Al-Balous, le leader de la faction « Madhafe al-Karami » activement impliqué dans la négociation de l’entrée de la Sûreté générale dans le gouvernorat de Suwayda, a été chassé de sa ville de Mazra’a par les habitants après que celui-ci ait ouvert l’accès à plusieurs véhicules de la Sûreté générale.

5 MAI

Dans la journée, des affrontements entre des tribus locales et des factions druzes étaient toujours en cours dans les environs d’al-Thala et d’Harran à Suwayda.

Après le retrait de la Sûreté générale de la ville d’As-Soura al-Kabiri, la police de Suwayda est entrée dans la ville avec le gouverneur Mustafa Bakur et a trouvé plusieurs maisons brûlées et pillées, ainsi que le sanctuaire druze.

Il est à noter que la seule ville où des maisons ont été pillées et vandalisées à Suwayda est aussi la seule où les forces de la sécurité générale ont été déployées.

Parallèlement, des rumeurs ont circulé selon lesquelles les factions druzes menaçaient les mosquées, alors qu’elles s’étaient déployées au contraire pour protéger les sites religieux musulmans. Plusieurs imams de la région et des représentants de tribus bédouines locales ont démenti ces rumeurs de menaces sectaires des Druzes envers les musulmans, réaffirmant la coexistence pacifique au sein du gouvernorat et la nécessité de lutter contre les « fake news » et l’incitation sectaire sur les réseaux sociaux.

ELEMENTS CLES

 

– L’enregistrement qui a déclenché la flambée sectaire était un faux et le responsable des émeutes racistes à l’université de Homs n’a pas été arrêté ;

– Les seuls responsables sont les groupes armés d’obédience salafiste, mais à aucun moment ils n’ont été nommés par les autorités, tandis que leurs membres tués dans les affrontements n’ont pas été officiellement identifiés comme les attaquants ;

– La situation a été soit provoquée, soit exploitée par l’autorité centrale de Damas pour faire pression sur les factions d’autodéfense de la communauté druze et justifier leur désarmement ;

– Les leaders communautaires ayant autorité sur les tribus suspectées d’être à l’origine des attaques armées ont été récompensés par des nominations aux plus hauts postes de pouvoir dans le nouvel appareil d’État ;

– Les autorités et les médias ont encouragé ou permis une vague de haine sectaire sur les réseaux sociaux, accusant à tort les victimes d’être responsables des affrontements et d’avoir attaqué les forces de la Sûreté générale ;

– Les autorités ont encerclé la région de Suwayda, générant la peur parmi ses habitants, tout en étant incapables de garantir et de rétablir la sécurité des usagers de la route 110 vers Damas ;

– La majorité de la population ainsi que les principales factions de la région de Suwayda – celles qui existaient avant la chute du régime Assad et qui étaient légitimes au sein du mouvement révolutionnaire – rejettent l’intervention d’Israël et insistent sur l’unité avec tous les autres Syriens ;

CONCLUSIONS

 

Après une semaine de violences, le gouvernement de Damas continue de nier l’existence et l’identité des groupes armés responsables des attaques contre plus de 10 villes syriennes et leurs habitants, alors que de nombreuses sources indiquent l’implication de certaines tribus bédouines, ainsi que d’un groupe appelé « Burkan al-Furat » qui se vante même de l’assaut sur son groupe Telegram.

L’un des résultats inquiétants de ces trois jours est la nomination par Al-Sharaa de trois membres de la très influente confédération Al-Uqaydat des tribus bédouines d’Al-Shuhayl (Deir Ez-Zor) à des postes de responsabilité : Hussein al-Salama à la tête des renseignements, en remplacement d’Anas Khattab, Amer Names al-‘Ali à la présidence de l’Autorité centrale de contrôle et d’inspection (lutte contre la corruption) et le cheikh Rami Shahir al-Saleh al-Dosh à la tête du Conseil suprême des tribus et des clans.

On peut légitimement se demander si l’autorité de Damas a les coudées franches ou si elle subit la pression des structures de pouvoir traditionnelles qui détruisent la vie des Syriens depuis un demi-siècle ou plus. La question clé est la suivante : à qui profite le désarmement des factions d’autodéfense de la communauté druze ?

À Jaramana, les accords prévoient le désarmement progressif des factions locales, qui ont commencé à remettre leurs armes lourdes. En revanche, les groupes armés qui les ont attaqués ne sont pas tenus de rendre leurs armes…

La Chronique Syrienne d’Interstices-Fajawat, 21 février 2025

CHRONIQUE ECRITE EN COLLABORATION AVEC LE COLLECTIF/MEDIA “CONTRE ATTAQUE

Une transition à durée indéterminée

Le gouvernement de transition a formé un comité préparatoire pour organiser la Conférence Nationale du Dialogue, constitué de 7 personnes, dont 2 femmes. On ne connaît toujours pas la date de cette conférence que tout le monde attend et appelle de ses vœux. Chacun espère y voir une parfaite représentation de la société syrienne, alors qu’aucune information sur sa composition n’a été évoquée, si ce n’est que l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien n’y sera pas conviée.

Une première réunion du comité préparatoire s’est tenue à Homs et à réunit 400 participants autour de six axes majeurs : la justice transitionnelle, la rédaction de la nouvelle constitution, les réformes institutionnelles, les libertés publiques et politiques, le rôle de la société civile et l’organisation économique. Notons que le pouvoir de ce comité est purement consultatif et se contentera de transmettre ses recommandations au gouvernement.

Une justice transitionnelle aux contours flous

Au cours de ce mois de février, le massacre commis à Tadamon en avril 2013 a refait surface. Tadamon est un quartier de Damas où près de 500 civils, dont un certain nombre de Palestiniens, avaient été froidement poussés les yeux bandés dans une fosse avant d’être exécutés par balle, le tout filmé par les auteurs du crime. Le 8 février une visite controversée sur les lieux du crime de trois commanditaires du massacre – amnistiés en échange de leur collaboration – en compagnie de deux responsables de la Sécurité Générale, a provoqué une manifestation de plusieurs centaines de résidents du quartier révoltés par la présence de leurs bourreaux. Puis, 10 jours plus tard trois exécutants ont été arrêtés. Le sort du principal auteur des exécutions, qui avait reconnu les faits à une journaliste, reste inconnu.

Par ailleurs l’ambassade de Palestine à Damas, qui a longtemps été critiquée pour sa complicité avec le régime d’Assad, vient de rendre publique une liste de 1794 noms de Palestiniens de Syrie, de Gaza, de Jordanie et du Liban qui ont disparus sous la dictature. Le but de cette publication serait d’aider les nouvelles autorités à recueillir des informations sur leur sort, sans qu’on sache comment l’ambassade a obtenu ces noms.

La question des prisonniers et combattants étrangers, révélatrice des enjeux de la guerre de proxy

L’Algérie est entrée dans la danse des négociations diplomatiques avec Al Sharaa, après avoir été réticente à féliciter le nouvel homme fort de Damas pour sa nomination. Longtemps soutien du régime d’Assad, elle vient demander aujourd’hui la libération de 500 miliciens du Front Polisario capturés à Alep lors de la libération de la Syrie début décembre. Le Front Polisario est la faction armée soutenue par l’Algérie dans le cadre de son conflit avec le Maroc au Sahara Occidental. La présence de ses combattants en Syrie s’explique par le fait qu’ils y étaient entraînés par les forces iraniennes…

Du côté du Liban ce sont plusieurs centaines de prisonniers Syriens qui font l’objet de tractations entre les deux pays. Plus de 2000 Syriens sont emprisonnés au Liban, dont une majorité arrêtés dans le cadre de la « loi antiterroriste » en raison de leur affiliation réelle ou supposée avec l’Armée Syrienne Libre. Une centaine d’entre eux s’est mise en grève de la fin pour exiger son extradition vers la Syrie.

Enfin, et c’est là un enjeu majeur pour la situation sécuritaire de la Syrie et de son voisin Iraqien, des milliers de combattants de l’Etat islamique et leurs familles détenus dans les camps de Al-Hol et Al-Roj, sont en train d’être rapatriés au compte-goutte vers l’Iraq, dont ils sont originaires. Ils s’ajoutent aux milliers de combattants chiites Afghans et Pakistanais des milices pro-iraniennes Fatemiyoun et Zaynabiyoun qui, libres, se sont réfugiés en Iraq depuis la chute du régime, et dont la présence sur place pourrait devenir la justification de nouvelles violences ou frappes aériennes étrangères sur le territoire iraqien.

Les Kurdes sous pression de toutes parts

Alors que le contrôle et la résorption des camps de prisonniers dans l’Est Syrien reste à la charge unique des milices kurdes, cette question est au cœur d’intenses négociations avec le nouveau régime de Damas depuis deux mois. Le risque de déflagration sous la forme de révoltes ou d’évasions massives des prisonniers de l’Etat Islamique est imminent, notamment après que Trump ait stupidement suspendu toute l’aide humanitaire américaine (460 millions de dollars en 2024).

Cette semaine les deux parties se sont rapprochées d’un accord pour l’intégration à la Nouvelle armée Syrienne des combattants des Forces Démocratiques Syriennes (SDF) et des Unités de Protection du Peuple (YPG), ainsi que pour la sortie du territoire de leurs combattants étrangers. Rien n’est clair par ailleurs concernant le sort des Unités de Protection des Femmes (YPJ), ainsi que du projet démocratique et féministe du Rojava à l’issue de ces accords, qui semblent induire un renoncement contraint au fédéralisme, à l’autonomie et à l’auto-défense populaire face à l’impérialisme turc, au nationalisme et à l’islamisme conservateur.

Le leader des Kurdes iraqiens Barzani, ainsi que la France et l’Allemagne, ont plaidé auprès de al-Sharaa en faveur de la protection des populations Kurdes, mais on sait combien les compromis diplomatiques et économiques leur importent davantage que le projet d’émancipation populaire porté par la gauche kurde. Beaucoup parmi ces derniers attendent les conseils et directives du leader kurde Öcalan, qui semble être désormais autorisé à transmettre des messages à ses partisans et fidèles depuis sa prison d’Imrali.

Et la colonie sioniste qui ne cesse de se répandre…

Chaque semaine Israël avance en territoire Syrien, cherchant visiblement à s’emparer de toutes les ressources en eau de la région (Mont Hermon, Bassin de Yarmouk, Réservoir de Al-Mantara). Sept nouveaux villages ont été occupés et l’armée d’occupation a installé six postes militaires supplémentaires. En parallèle l’aviation a bombardé l’aéroport militaire Syrien de Khalkhala et un dépôt de munitions au Sud de Damas, prétendument utilisé par le Hamas. Cette allégation grotesque fait abstraction totale de la situation syrienne et des relations complexes entre le Hamas et les nouvelles autorités Syriennes : plus c’est gros, mieux ça passe, d’autant plus face à une communauté internationale désormais habituée à laisser les pyromanes Netanyahu et Trump faire ce qu’ils veulent.

C’est d’ailleurs dans la perspective d’une stratégie conjointe des Pays Arabes face à l’expansionnisme et au nettoyage ethnique mis en place par les Etats-Unis et Israël que doit se tenir une rencontre de la Ligue Arabe au Caire le 27 février prochain…

La Chronique Syrienne d’Interstices-Fajawat, 7 février 2025

CHRONIQUE ECRITE EN COLLABORATION AVEC LE COLLECTIF/MEDIA “CONTRE ATTAQUE

Depuis notre dernière chronique beaucoup de choses ont évolué et il n’est pas évident de sélectionner ce qui est le plus pertinent et le plus utile à la compréhension du contexte général de la Syrie post-Assad à deux mois de sa chute.

Prise de fonction officielle et promesses de Al-Sharaa

Ahmed al-Sharaa a été officiellement confirmé dans son rôle de président par intérim le 29 janvier à l’issue de la première visite d’un chef d’Etat étranger dans la nouvelle Syrie, en la personne de l’Emir du Qatar Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani. Cette nomination sans consultation extérieure a été décidée à l’occasion d’une conférence composée de dizaines de militaires et lui octroie le pouvoir de constituer un conseil législatif « temporaire » dans la durée de la transition. A cette occasion il a livré son premier discours à la nation. La prise de parole a duré cinq minutes, mais a été salué pour sa simplicité et également pour son choix de rendre hommage aux luttes des Syriens et Syriennes, qu’il a pris soin de nommer en usant d’un vocabulaire inclusif.

Deux jours après que Sharaa ait rendu hommage au martyr Hamza al-Khatib, l’enfant de Deraa dont l’enlèvement, la torture et l’assassinat par les sbires du régime d’Assad avait été l’une des étincelles de la révolte de 2011, son tortionnaire Atef Najib, cousin de Bachar al-Assad, a été arrêté à Latakia. Quatre jours plus tard c’est l’ancien ministre de l’intérieur de Assad entre 2011 et 2018, Mohammad al-Shaar, qui s’est rendu aux nouvelles autorités.

Le 5 février, Al-Sharaa et son premier ministre ont enfin pris le temps de rencontrer les associations de familles de disparus, avant de réaffirmer leur volonté de créer un département spécifique pour enquêter sur ces disparitions, de protéger les lieux et preuves des crimes et de poursuivre tous les criminels de l’ancien régime dans une perspective de justice transitionnelle.

L’une des actualités hautement symboliques de ce début février est le coming-out de « CESAR », l’ancien agent de la police militaire d’Assad qui avait fait sortir au péril de sa vie près de 55 000 clichés photographiques de Syrie, apportant la preuve des tortures et exécutions de masse perpétrées par le régime. Ses révélations avaient donné lieu à la mise en place d’une « loi César » en 2020. Dans une première interview à visage découvert donnée hier à Al-Jazeera, Farid Al-Madhan demande la levée des sanctions contre la Syrie qui portent son nom de code.

Traque des sbires d’Assad et meurtres quotidiens

L’armée du gouvernement de transition continue de mener des opérations militaires pour traquer les anciens sbires du régime d’Assad, et notamment dans la région de Homs où au cours des semaines passées des groupes armés aux affiliations incertaines ont procédé à de nombreuses exécutions sommaires. Sept nouvelles « campagnes de sécurisation » ont ainsi été lancées par les forces armées gouvernementales dans différentes régions, tandis que de nombreux meurtres et règlements de compte continuent d’être recensés quotidiennement et sur tout le territoire par les organisations de défense des Droits Humains. Un groupe non identifié a notamment assassiné une quinzaine de civils dans un village à majorité Alaouite au Nord de Hama le 31 janvier, tandis que les forces gouvernementales et le Hezbollah s’affrontent depuis deux jours près de la frontière libanaise à l’Est de Qusayr, qui a été longtemps le principal point de passage logistique et humain des milices pro-Iraniennes.

A l’Est de l’Euphrate, les forces de la coalition et les Forces Démocratiques Syriennes ont mené elles aussi cinq campagnes de sécurisation pour procéder à l’arrestation de plusieurs dizaines de membres de l’ancien régime et combattants de l’Etat islamique.

Premières visites officielles de Al-Sharaa et tractations diplomatiques

Al-Sharaa a fait ses premières visites à l’étranger, à commencer par l’Arabie Saoudite où il s’est rendu à la Mecque pour le pèlerinage de l’Umrah en compagnie de son épouse, Latifa al-Daroubi, dont le monde découvre pour la première fois l’identité. Il s’est rendu ensuite en Turquie et pourrait visiter la France la semaine prochaine, dans le cadre de la conférence internationale pour la Syrie qui doit s’y tenir le 13 février. Les principaux sujets de discussions sont la levée des sanctions, le combat contre l’Etat Islamique ainsi que le sort du Nord-Est Syrien et l’intégration des Forces Démocratiques Syriennes dans l’Armée Nationale.

De leur côté les chefs d’Etat Egyptien et Tunisien, Sisi et Saied, font partie des plus fébriles à soutenir ou féliciter le nouveau gouvernement. L’un comme l’autre semble craindre que la chute d’Assad suscite de nouveaux élans révolutionnaires dans leur pays respectifs, qui ont fourni par ailleurs les plus gros contingents de combattants islamistes étrangers à la Syrie au cours de la dernière décennie – 6000 pour la Tunisie, 3000 pour l’Egypte. L’un des ex-membres égyptiens de HTS a d’ailleurs été arrêté en Syrie le 15 janvier après avoir appelé sur les réseaux sociaux les Egyptiens à renverser Sisi.

Du côté des impérialismes occidentaux…

Les négociations avec la Russie continuent sans relâche et sans qu’on sache ce que la Syrie exige de la Russie, ni ce que cette dernière propose de son côté pour pouvoir maintenir sur le territoire Syrien sa base aérienne de Hmeimim (Latakia) et sa base navale de Tartus. Pour la première fois, il a été question de livrer Assad à la Syrie, mais également de compensations financières pour la reconstruction du pays, dont la ruine est largement imputable à l’intervention russe depuis 2015. A ce jour, les pourparlers semblent au point mort.

Pas de grande nouvelle du côté des Etats-Unis. Donald Trump, occupé à donner des coups de tronçonneuse tout autour de lui, semble relativement désintéressé par la question syrienne. D’une semaine à l’autre, ses déclarations sur le retrait potentiel des 2000 militaires américains de Syrie changent du tout au tout. On ne peut qu’attendre de savoir ce que sera la prochaine lubie de Trump…

Enfin, alors que la Turquie fait tout pour sauver sa guerre contre les Kurdes au Nord du pays, Israël poursuit irrémédiablement son expansion au Sud, affirmant vouloir se maintenir de façon indéterminée ou illimitée selon les traductions des déclarations du ministère israélien de la Défense. Déjà, les résidents témoignent de l’impact considérable que l’occupation militaire a sur l’agriculture et l’écosystème de la région, incluant les principales réserves d’eau du Sud de la Syrie, des milliers d’hectares de champs, potagers et cultures de fruits, sans compter plus de 10 000 ruches d’apiculteurs déjà menacées par le changement climatique… Israël est une calamité à tous points de vue.

Mais désormais, des manifestations s’organisent à Damas et dans la province envahie de Quneitra. Le 1er février, pour la première fois un groupe armé se faisant appeler « Résistance Populaire Syrienne » a tiré sur l’armée israélienne dans le village de Turnejeh.

Les Druzes de Syrie et du Liban, une longue histoire d’insubordination

Les Druzes sont une communauté religieuse attachée à une croyance hétérodoxe de l’islam chi’ite ismaélien qui a vu le jour en Egypte sous l’impulsion de l’imam Hamza ibn Ali ibn Ahmad au début du 11ème siècle. La foi druze porte tire son nom du prédicateur Muhammad ad-Darazi, bien qu’une partie de ses adeptes ne reconnaissent pas Ad-Darazi et qu’il ait été renié par Hamza ibn Ali avant d’être exécuté sur ordre du calife Al-Hakim bi-amr Allah. Les Druzes préfèrent se définir comme « Muwahideen » (Unitariens) ou « Banu Ma’ruf » (Enfants de Maarouf), bien que l’origine de ce terme reste incertain.

La religion druze, comme le soufisme, aborde la foi avec une approche philosophique et syncrétique qui ne reconnaît ni les préceptes rigoristes, ni les prophètes de l’islam. Si cette croyance s’est répandue au Caire sous le califat fatimide de al-Hakim, divinisé par les Druzes, elle a rapidement fait l’objet de persécutions par le reste de la communauté musulmane à la mort de ce dernier en 1021, et s’est donc exilée vers le Bilad el-Cham (actuels Syrie, Liban, Jordanie et Palestine), et notamment au Mont Liban et dans le Hauran. Mais c’est vers le début du 19ème siècle que la communauté druze du Hauran se renforce, après qu’une grosse partie de la communauté aie été chassée du Mont Liban par les autorités ottomanes. La montagne du Hauran prend alors le nom de jebel al-Druze.

Le gouvernorat de Suwayda regroupe aujourd’hui la majorité de la communauté druze mondiale, soit environ 700 000 personnes. Les Druzes du Liban constituent la seconde communauté, avec 250 000 personnes. En Syrie, plusieurs agglomérations druzes existent également dans le jebel al-Summaq (Idlib, 25 000 personnes), les jebel al-Sheikh et al-Juwlan (Quneitra, 30 000 personnes) et à Jaramana (banlieue de Damas, 50 000 personnes). Enfin, hors de Syrie et du Liban les plus grosses communautés druzes se trouvent en Palestine occupée (Galilée et Mont Karmel, 130 000), au Venezuela (100 000), en Jordanie (20 000), en Amérique du Nord (30 000), en Colombie (3000) et en Australie (3000).

Les principales familles et clans Druzes au 19ème siècle

La communauté Druze est organisée sur un modèle traditionnel de type clanique où les grandes familles exercent une influence prépondérante. Jusqu’au milieu du 18ème siècle, le Hauran (ou Jabal Druze) est dominée par la famille Hamdan, dont l’hégémonie est contestée dans les années 1850 par la famille Al-Atrash. Le conflit opposant les deux familles et leurs alliés respectifs entre 1856 et 1870 est finalement réglé par l’intervention du pouvoir ottoman, qui divise la région en quatre sub-districts, dont le plus important reste celui des Al-Atrash, comprenant 18 villages sur les 62 que comprennent le Hauran de l’époque.

Zuqan al-Atrash

Rebellion contre l’autorité Turque-Ottomanique…

 

En 1878, la semi autonomie acquise par le Hauran est remise en question par l’intervention militaire ottomane, qui veut ainsi mettre un terme aux conflits qui opposent les Druzes entre eux ainsi qu’à leurs voisins de la plaine (actuelle Daraa). Le pouvoir ottoman impose alors une nouvelle gouvernance dirigée par Ibrahim al-Atrash et le paiement de taxes à la communauté Druze, et notamment aux paysans. Entre 1887 et 1910, plusieurs conflits se succèdent, d’abord entre les paysans de la région et les al-Atrash, puis entre les frères d’Ibrahim – Shibli et Yahia – et le pouvoir Ottoman. En 1909, la révolte menée par leur neveu Zuqan al-Atrash échoue à la bataille de Al-Kefr et il est exécuté l’année d’après. Son fils Sultan prend le relais lors de la grande révolte Arabe de 1918…

Pendant la guerre 1914-1918, le pouvoir Ottoman laisse le Jabal Druze relativement tranquille. Sultan al-Atrash lie alors des liens avec les mouvements panarabes impliqués dans la grande révolte Arabe du Hijaz (Arabie Saoudite) et dresse le drapeau Arabe sur la forteresse de Salkhad, au sud de la région de Suwayda, et sur sa maison à Al-Qurayya. Il envoie un renfort de 1000 combattants à Aqaba en 1917, puis rejoint la révolte lui-même avec 300 combattants à Bosra, avant de s’emparer de Damas le 29 septembre 1918. Sultan devient général dans l’armée de l’Emir Faisal et la  Syrie accède à l’indépendance. Ce n’est que de courte durée, puisque la Syrie est occupée par les Français en juillet 1920. Le Jabal Druze devient l’un des cinq Etats de la nouvelle colonie française.

Sultan al-Atrash

Sultan al-Atrash

…puis contre le colonialisme Français

 

Un premier différent oppose Sultan al-Atrash aux Français en 1922, lorsque son hôte, le leader rebelle Shi’ite Libanais Adham Khanjar est arrêté à son domicile en son absence. Sultan demande sa libération, puis attaque un convoi Français qu’il pense transporter le prisonnier. En représailles de l’attaque, les Français démolissent sa maison et ordonne son arrestation, mais Sultan se réfugie en Jordanie, d’où il dirige des raids contre les forces Françaises. Momentanément pardonné et autorisé à rentrer chez lui, il dirige la révolte Syrienne de 1925-1927, déclarant la révolution contre l’occupant Français. D’abord victorieuse, la Grande Révolte Syrienne est finalement vaincue par l’armée Française et Sultan est condamné à mort. Il se réfugie en Transjordanie, avant d’être à nouveau pardonné et invité à signer en 1937 le Traité pour l’indépendance de la Syrie. Il est accueilli en Syrie en héros, réputation qu’il conserve jusqu’à ce jour. Le traité n’ayant pas abouti véritablement sur l’indépendance de la Syrie, en mai 1945, les Syriens se révoltent à nouveau contre l’occupant Français, qui envoie l’armée et tue un millier de Syriens. Dans le Hauran, l’armée Française est défaite par les Druzes sous le commandement de Sultan al-Atrash avant l’intervention britannique qui va mettre fin définitivement au mandat Français le 17 avril 1946.

NDLR : Il faut placer l’engagement de la famille Al-Atrash dans le contexte du conservatisme et du nationalisme Arabe, qui ne remettent pas en question les structures traditionnelles claniques, patriarcales et autoritaires. Pour autant, leur constante opposition dès le 19ème siècle envers les impérialismes étrangers et l’autorité abusive des pouvoirs centraux en font des précurseurs dans les luttes anticoloniales du second tiers du 20ème siècle. On peut considérer également que leur combat porte en lui les ferments des luttes communautaires pour l’autonomie et l’auto-défense, dont il sera question à Suwayda dans la période récente (années 2010-2020). Sultan al-Atrash est aussi connu pour ses positions en faveur du multiculturalisme et de la laïcité.

الدين لله، والوطن للجميع

La Religion est pour Dieu, la patrie est pour tous

Résistance au colonialisme israélien

 

Lorsque les Britaniques transfèrent leur domination sur la Palestine aux colons sionistes d’Europe et d’Amérique et que ceux-ci débutent l’épuration ethnique des Palestiniens à partir du 18 décembre 1947, Sultan al-Atrash appelle à la mise sur pieds de l’Armée Arabe de Libération de la Palestine. Celle-ci, sous les ordres du futur président Syrien Adib Shishakli, entre en Palestine depuis la Syrie le 8 janvier 1948 dans le cadre de la Première guerre israelo-arabe.

Kamal Jumblatt

A seulement une année d’intervale, le 1er mai 1949, l’intellectuel et leader politique Druze Kamal Jumblatt fonde le Parti Socialiste Progressiste, puis appelle à la première convention des Partis Socialistes Arabes en mai 1951 et commence à établir des liens avec la Résistance de Gauche Palestinienne, incarnée par le mouvement des Fedayeen. Jumblatt fait ensuite du PSP un mouvement armé intégré au Mouvement National Libanais, coalition de 12 partis et mouvements de gauche fondée en 1969 pour soutenir l’Organisation de Libération de la Palestine, elle-même créée cinq ans plus tôt et dirigée alors par Yasser Arafat. Jumblatt est le leader du MNL.

Toute la période entre 1952 et 1975 est caractérisée par des tensions sectaires croissantes entre les mouvements de la gauche laïque – anti-impérialiste et pro Palestinienne – et les élites chrétiennes Maronites pro-occidentales, qui dominent alors le paysage politique Libanais. Ces tensions sont renforcées à partir de 1970 par l’augmentation significative du nombre de combattants Palestiniens au Liban, qui résulte de leur expulsion de Jordanie et entraîne un gain d’influence considérable des mouvements Palestiniens dans le pays. Ces tensions aboutissent sur les massacres de civils Palestiniens par les phalangistes Chrétiens (Kataeb) à Ain el-Rummaneh le 13 avril 1975 (30 morts) et à Karantina (entre 1000 et 1500 morts), puis celui de civils Chrétiens à Damour (150 à 580 morts) en janvier 1976.

Le président Syrien Hafez al-Assad – dont le parti Ba’ath était jusqu’alors soutien de la gauche Palestinienne et de ses alliés – prend fait et cause pour les phalanges Chrétiennes et propose un accord impliquant la réduction de l’influence Palestinienne au Liban. Le PLO refuse et en mars 1976, Kamal Jumblatt se rend à Damas pour exprimer son désaccord à Hafez al-Assad. Au mois suivant le MLN et le PLO prennent l’avantage sur leurs adversaires en contrôlant 80% du Liban, mais en juin l’armée Syrienne intervient au Liban. Durant l’été, les milices chrétiennes qui asiègent le camp Palestinien de Tell al-Zaatar depuis le début de l’année, y massacrent entre 2000 et 3000 morts civils avec le soutien militaire de la Syrie. A l’issue d’une confrontation de six mois avec le PLO et le MLN un cessez-le-feu temporaire est signé, instaurant durablement l’occupation du Liban par l’armée Syrienne et entraînant l’anéantissement progressif – puis définitif dix ans plus tard (1987) – de la Résistance Palestinienne au Liban.

Le 16 mars 1977, Kamal Jumblatt est assassiné par des hommes armés à la solde du frère de Hafez al-Assad, Rifaat. Lors de ses funérailles, de nombreuses personnalités de gauche sont présentes, et Yasser Arafat prononce un puissant éloge en faveur de son allié et ami.

Extrait du film « Greetings to Kamal Jumblatt », Maroun Bagdadi, 1977, 57 mm

NDLR : Il n’est pas question ici pour nous d’idéaliser le personnage de Kamal Jumblatt et nous pensons qu’il ne faut jamais ériger des leaders en héros. Pour autant, nous ne pensons pas que Kamal Jumblatt se soit rendu coupable de crimes, ni qu’il ait propagé des sentiments de haine basés sur l’appartenance ethnique ou religieuse de ses adversaires, contrairement à ce qui a pu être véhiculé par certains médias affiliés à la droite libanaise. Il faut néanmoins savoir reconnaître que tout mouvement armé a pu être à un moment où un autre associé ou directement impliqué dans la commission de crimes ou d’actes de vengeance. Cela a notamment été le cas des factions armées palestiniennes, et donc de leurs alliés, comme à Damour en janvier 1976. C’est aussi important de pouvoir admettre quand un leader trahit les intérêts de sa communauté, comme c’est le cas du fils de Kamal Jumblatt, Walid Jumblatt. Ses choix politiques suite à la mort de son père et jusqu’à nos jours sont relativement douteux et il ne nous semble pas digne de l’héritage politique de son père.

Résistance armée au centralisme autoritaire de Damas

 

Quand en 2011 la révolte éclate contre Bachar al-Assad, les Druzes de Syrie se joignent au reste des Syriens et manifestent dans les rues de Suwayda et de Jaramana, quartier communautaire Druze de Damas.

Et quand la lutte armée prend le relais des manifestations pacifistes, l’officier Druze Khaldun Zein Ad-Din fait défection de l’armée du régime le 31 octobre 2011. Il déclare publiquement rejoindre l’Armée Syrienne Libre et crée le bataillon « Sultan Basha al-Atrash« , constitué de 120 combattants Druzes.

Khaldun Zein Ad-Din

Fadlallah Zein Ad-Din

Il est rejoint par son frère Fadlallah Zein Ad-Din en juillet 2012. Dénoncés par des informateurs, il sont assiégés et Khaldun est tué avec 16 autres de leurs compagnons à Tall al-Masyah le 13 janvier 2013. Son frère annonce sa mort dans un communiqué dix jours plus tard. Le Parti Socialiste Progressiste du Liban organise une cérémonie en leur honneur et il devient le symbole du mouvement révolutionnaire et d’opposition à Suwayda. Le 21 mars 2013, son épouse Amira Abu Bahsas déclare publiquement rejoindre à son tour le bataillon de son défunt mari, devenant la première femme de Suwayda à rejoindre l’Armée Syrienne Libre. 

Lors des manifestations contre le régime à Suwayda entre 2023 et 2025, le portrait de Khaldun Zein Ad-Din est affiché sur la place de la Dignité où ses parents Sami et Siham ont participé activement aux rassemblements.

Amira Abu Bahsas

Une autre résistance à la dictature d’Assad émerge en 2013 à Suwayda, suite au recrutement forcé de plusieurs dizaines de jeunes hommes de la région. Un sheikh influent de la communauté, Waheed al-Balous, refuse que la communauté participe à la guerre contre d’autres Syriens et oppose les recrutements forcés. Il fonde le Mouvement des Hommes de la Dignité (« Rijal al-Karami ») va gagner en popularité au cours des années et empêcher la conscription de 30 000 à 50 000 jeunes de Suwayda.

دم السوري على السوري حرام

Un Syrien ne doit pas verser le sang d’un autre Syrien

En 2015, Balous dénonce ouvertement la dictature, ce qui va entraîner son assassinat dans un double attentat à la bombe le 4 septembre 2015. Le soir de sa mort, des émeutes éclatent dans la région et la statue de Hafez al-Assad qui trônait jusque là sur la place de la Dignité est déboulonnée. Elle ne sera jamais remplacée. Son frère Raafat, blessé dans l’attentat, le remplace temporairement avant de céder sa place. Les fils de Waheed al-Balous, Laith et Fahd, créent une scission de Rijal al-Karami, les Sheikh de la Dignité (Sheikh al-Karami), qu’ils veulent politiquement plus radicale que le mouvement de leur père. Malgré des désaccords fréquents, les deux mouvements vont cependant continuer à mener des actions conjointes, même si Rijal al-Karami se rapproche davantage d’une autre faction d’importance, les Forces de la Montagne (Qawat al-Jabal). En décembre 2024 ils sont partie prenante de la Chambre d’Opérations Militaires du Sud qui comprend aussi d’autres factions Druzes et participe à la libération de Damas.

Waheed al-Balous

Raafat al-Balous

Laith al-Balous

Fahd al-Balous

NDLR : Si là aussi il faut s’interdire d’idéaliser l’une ou l’autre faction, nous considérons néanmoins que Rijal al-Karami et les groupes associés ont su très bien incarner au cours des dernières années l’impératif d’auto-défense et d’autodétermination de la communauté druze. Que ce soit face aux tentatives de l’armée du régime de s’imposer par la force ou la contrainte, face aux agressions islamistes ou face à la prédation des gangs qui ont proliféré dans la région, ces factions ont réussi à protéger les populations civiles et l’intérêt général sans commettre d’exactions ni d’abus de pouvoir. Leurs leaders ont généralement répondu à l’appel des communautés menacées et ont pris position clairement contre toute force extérieure menaçant la sécurité de la communauté. Par ailleurs, ils se sont posés en protecteurs des manifestations et révoltes populaires, avant de rejoindre spontanément l’offensive contre le régime en décembre 2024. 

Suwayda au coeur du processus révolutionnaire de 2011 à 2025

 

Au delà des quelques exemples emblématiques de résistance armée au centralisme autoritaire de Damas, la société civile de Suwayda n’a jamais cessé de s’inscrire dans une position critique ou hostile au pouvoir central et à la dictature des Assad. Contrairement aux rumeurs infondées présentant régulièrement les Druzes comme loyaux envers le régime, de nombreux exemples démontrent que la communauté a toujours réussi à concilier sa tradition de résistance avec le refus de prendre parti dans un conflit qui s’est confessionalisé très tôt – avec une très large composante religieuse islamique au sein de l’Armée Syrienne Libre dès 2012 – et qui aurait eu pour conséquence son anéantissement.

Peu de gens se souviennent que la population de Suwayda s’est investie dès les premières heures dans le soulèvement de 2011. Comme évoqué dans notre premier article, la guilde des avocats de Suwayda a organisé l’une des premières manifestations publiques en mars 2011, et comme partout ailleurs en Syrie, le Jabal Druze est descendu dans les rues les semaines qui ont suivi. Pour ne donner que quelques exemples forts et symboliques, rappelons que l’un des principaux chants de la révolution est « Ya Hef ! » (يا حيف – « Quelle Honte! »), composé et chanté par le chanteur Druze Samih Choukheir (Ecoutez en cliquant ici).

Samih Choukheir

On évoquait également au début de ce texte l’influence dans la région de la famille Al-Atrash. La fille de Sultan al-Astrash, Muntaha al-Atrash, a très tôt pris position contre la tyrannie ba’athiste. En 1991, elle a déchiré publiquement la photo de Hafez al-Assad pour dénoncer sa participation aux côté de la Coalition dans la guerre en Irak. Sauvée de la prison en raison de la réputation de son père, elle s’est engagée au sein de l’Organisation pour les Droits Humains « Sawaseya » dont elle est devenue la porte-parole en 2010. Au début de la révolution, elle a rendu visite aux zones rebelles et appelé publiquement le peuple Syrien à rejoindre la révolution, avant de recevoir des menaces de mort suffisamment sérieuses pour la convaincre de ne plus apparaître en public.

Sa fille Naila al-Atrash, enseignante en Arts Dramatiques à l’université et proche du Parti Communiste Syrien, a régulièrement été menacée par le régime pour ses activités jugées subversives. Licenciée en 2001, assignée à résidence en 2008, elle participe au début du soulèvement de 2011 en organisant des groupes de soutien aux personnes déplacées et affectées par le conflit, avant de quitter la Syrie en 2012. Jusqu’à aujourd’hui, Naila reste un soutien actif de la libération des Syriens.

Muntaha al-Atrash

Naila al-Atrash

Enfin, depuis l’assassinat de Waheed al-Balous en septembre 2015 la résistance et la révolte contre le régime d’Assad n’a cessé de se structurer. Elle a pris la forme d’une résistance armée incarnée par plusieurs milices populaires comme évoqué plus haut, mais s’est aussi largement développée dans la société civile, avec la multiplication de manifestations et d’actions qui ont augmenté en intensité et en régularité à partir de 2020, en conséquence aussi de l’explosion des prix et du coût de la vie.

Pour relire en détails le déroulé de ces révoltes, lire notre premier article publié en octobre 2023 : « Au Sud de la Syrie, le soulèvement de la dignité a commencé« 

Il est également nécessaire de connaître mieux la structuration de la société druze pour comprendre que la population n’est pas forcément inféodée aux décisions d’un leadership politique ou spirituel. A Suwayda, le leadership religieux est incarné par trois sheikhs, les « Aql Sheikh » : Hamoud Al-Henawi, Hikmat Al-Hajari et Youssef Jarboua.  Les positions politiques de ces trois sheikhs ne sont ni identiques ni immuables, et leur relation envers le régime d’Assad a varié en fonction des périodes et des événements.

Suite à l’assassinat de Waheed al-Balous et à l’attaque de Suwayda par l’Etat islamique en 2018, les dissensions entre les trois sheikhs se sont davantage exacerbées. D’abord neutres ou relativement loyaux envers le régime d’Assad, ils ont commencé à se montrer plus critiques, notamment le sheikh Hikmat al-Hajari qui a pris plus clairement position contre le régime et s’est imposé progressivement comme le leader charismatique de la communauté.

Hikmat al-Hajari

Hamoud al-Henawi

Youssef Jarboua

NDLR : Les prises de position du leadership spirituel ne s’imposent pas à la communauté druze, qui est majoritairement laïque et ne suit pas ses commandements comme cela peut être le cas pour d’autres communautés religieuses acceptant que la religion commande la vie sociale et politique. Régulièrement, les sheikhs druzes ont déclaré publiquement soutenir et suivre les choix de la collectivité. Plus récemment les positions à la fois prudentes et fermes de Hikmat al-Hajjari à l’égard du gouvernement transitoire de Ahmed al-Sharaa, et notamment concernant le désarmement des factions, ont été beaucoup critiquées par de nombreuses personnes, souvent ignorantes ou hostiles aux modes de fonctionnement de la communauté druze, voire hostiles aux Druzes de façon générale, par nationalisme ou zèle religieux. Au sein de la communauté, ses positions sont critiquées également par les partisans du désarmement des factions, qui y voient la cause principale des violences au sein de la société et semblent faire (un peu trop) confiance au nouveau pouvoir central islamiste pour ne pas (re)devenir une menace envers la minorité druze…

Les Druzes, Israel et les islamistes

 

Ce dernier chapitre nous apparaît essentiel au regard des événements récents concernant les communautés druzes de Syrie et de Palestine, ainsi que des polémiques et rumeurs  qui les accompagnent. Les deux idées-reçues les plus tenaces concernent la loyauté supposée des Druzes envers le régime d’Assad d’une part, et leur sympathie supposée envers Israel d’autre part. Si on a invalidé la première théorie dans les chapitres précédents, il nous semble qu’il faut ajouter quelques informations plus récentes que celles concernant l’époque de Kamal Jumblatt pour invalider également la seconde.

Il convient d’abord de préciser que les communautés druzes de Palestine (Mont Carmel et Galilée) ont été intégrés par la colonie israélienne dés 1948, dans le prolongement de l’épuration ethnique des Palestiniens (Nakba). A ce titre, les Druzes Palestiniens ont la citoyenneté israélienne et sont soumis à la conscription militaire obligatoire. Nombre d’entre eux ont aujourd’hui accepté cette assimilation au point de soutenir le projet sioniste et sa politique génocidaire envers les autres Palestiniens. Leur leader spirituel Muafak Tarif est un parfait exemple d’intégrationnisme, cultivant une relation amicale avec l’administration coloniale et ses représentants. Il est au demeurant assez proche de Benyamin Netanyahu.

Muafak Tarif et Benyamin Netanyahu

Localisation des communautés Druzes du Levant

L’autre communauté Druze colonisée par Israël est celle du Golan, occupée durant la Guerre des Six jours en 1967, puis annexée officiellement en 1981. Sur les 130 000 Syriens que comptait le Golan avant l’invasion, seuls 25 000 Druzes vivent aujourd’hui sur le plateau, répartis dans cinq communes : Majdal Shams, Buq’ata, Mas’ade, Ein Kenya et al-Gager. Pour autant, les Druzes du Golan n’ont jamais accepté l’assimilation et près de 80% d’entre eux refusent toujours de prendre la citoyenneté israélienne.

Les dirigeants israéliens persistent à vouloir gagner la sympathie des Druzes du Golan et ne manquent pas une occasion d’affirmer que ceux-ci soutiennent le sionisme, mais la réalité contredit la propagande. Lorsque le 27 juillet 2024 le Hezbollah a lancé une roquette sur un terrain de football de Majdal Shams, tuant 12 enfants de la communauté, les visites opportunistes de Benyamin Netanyahu et Bezamel Smotrich sur place et lors des funérailles ont été refusées par les habitants, qui les ont hué et qualifié de meurtriers.

Enfin, lorsqu’en décembre 2024 l’armée israélienne a franchi la frontière de 1967 et envahi les villages Druzes du Mont Hermon (Jabal al-Sheikh), la propagande sioniste comme antisioniste (et campiste) a partagé les mêmes fausses informations affirmant que les résidents de Hadar étaient favorables à leur annexion par Israël. Cette rumeur a été initiée par Nidal Hamade, un propagandiste Libanais pro-Hezbollah exilé en France, qui a diffusé sur son compte X une vidéo décontextualisée montrant un homme Druze déclarant vouloir que Hadar soit annexé.

Pourtant, le même jour, les représentants de la communauté Druze de Hadar ont publié une vidéo contenant un communiqué affirmant leur refus d’être occupé par Israël et démentant les fausses accusations contre les Druzes.

Hélas, les rumeurs se propagent souvent plus largement que leur démenti…

Communiqué des résidents de Hadar, 13 décembre 2024, Al-Araby TV

Pour un camp comme pour l’autre, véhiculer ce mensonge est utile : là où Israël a intérêt à légitimer l’occupation des terres Arabes de Syrie en prétendant que ses habitants l’appellent de leurs voeux, le camp pro-iranien tire un avantage certain à maintenir vivant le mythe selon lequel les minorités syriennes avaient besoin d’Assad et du Hezbollah pour les protéger des islamistes, sans quoi elles seraient amenées à se tourner vers Israël. Cette binarité dans l’analyse se nourrit des mêmes logiques de pensée campistes et féodales: « Si tu ne places pas sous ma protection, alors tu mérites d’être opprimé par mon ennemi ». Et pour l’un comme pour l’autre camp, l’épouvantail islamiste permet de justifier l’inféodation des populations civiles, l’insécurité et la peur de la barbarie (la terreur) étant les principales ressources des puissances coloniales pour légitimer leurs violations des conventions et lois de la guerre.

Assad de son côté n’a jamais cessé de se présenter comme le protecteur des minorités en utilisant les islamistes comme des pions pour, d’une part désorganiser la révolte populaire contre son régime, d’autre part insuffler la terreur parmi les minorités quand et où il avait besoin pour appuyer sa prophétie : « C’est soi moi, soit le chaos ». Dans les semaines qui ont précédé l’attaque sanglante de l’Etat islamique sur Suwayda en juillet 2018 (258 morts et 36 otages), Assad a ostenciblement retiré toutes ses troupes de la région. Puis, après l’attaque, quand la population lui a reproché de ne pas être intervenu immédiatement pour barrer la route à l’EI, il a rétorqué que c’était de la faute des Druzes qui refusaient d’envoyer leurs jeunes dans l’armée. Mais le pire, c’est sans doute que les combattants de l’EI avaient été transportés en bus depuis Yarmouk (camp Palestinien dans la banlieue de Damas) vers le désert de Suwayda un mois avant l’attaque dans le cadre d’accords de reddition. Et, comme si cela ne suffisait pas, en novembre de la même année, un nouvel accord a été signé avec la poche de résistance de l’EI dans le bassin de Yarmouk (à la frontière de la Jordanie et du Golan occupé par Israël) pour une nouvelle évacuation humanitaire vers le désert en échange de la libération des otages Druzes emmenés par l’EI après leur attaque sur Suwayda. Notons que ces deux accords entre le régime et l’EI ont été organisés sous le patronage des Russes, qui s’étaient parallèlement engagés auprès d’Israël à éloigner de sa frontière toute menace des islamistes, y compris du Hezbollah.

Nous évoquons avec plus de détails l’épisode de l’attaque de l’Etat Islamique contre Suwayda dans notre premier article publié en octobre 2023 : « Au Sud de la Syrie, le soulèvement de la dignité a commencé« 

Et pour conclure : Les islamistes ayant été souvent les idiots utiles des impérialismes de tous bords, il ne faut pas s’étonner si les Druzes de Suwayda ne s’empressent pas de livrer leurs armes au nouveau pouvoir à Damas, Ahmad al-Sharaa ayant été par le passé le représentant des trois mouvances islamistes DAESH (2011-2012), Jabhat Al-Nosra (2012-2017) puis Hayat Tahrir Al-Sham (2017-2025), qui s’en sont violemment prises aux Druzes au cours de la dernière décennie. Et cela ne fait certainement pas d’eux des alliés d’Israël, quoi qu’en pensent les partisans de l’Iran comme ceux d’Israël.