Séjour exploratoire dans une Ukraine en guerre

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Український переклад незабаром…

L’un des membres de notre initiative s’est rendu en Ukraine en avril 2024. L’objectif de ce premier séjour était de rencontrer des acteurs locaux issus des communautés concernées afin de mieux comprendre le contexte général de l’invasion russe de l’Ukraine, ainsi que l’état d’esprit de la population locale, mais aussi de voir ce qu’il se fait en termes d’initiatives populaires de solidarité et d’analyser leurs besoins. 

J’étais déjà allé en Ukraine, mais il y a bien longtemps, sur ma route pour la Russie où je me rendais presque chaque année pendant douze ans. C’était avant Maïdan et avant la guerre. Je parle russe et j’avais des liens depuis plusieurs années avec des militants politiques libertaires originaires de Belarus et de Russie, qui luttent contre le totalitarisme de l’Etat russe et son impérialisme sur ses frontières extérieures. Depuis le déclenchement de l’offensive de 2022, j’obtenais des bribes d’information critique par mes contacts de la région, mais pour être tout à fait sincère la compréhension des enjeux échappait et échappe toujours largement aux sociétés européennes, militants politiques compris. Bien que je connaisse très bien la réalité sociale et la géopolitique de la région, ayant également travaillé pendant des années auprès de la communauté des réfugiés Tchétchènes, ce que cette guerre implique restait néanmoins une devinette. Comprendre, c’est se rendre sur place.

Avril 2024, je prends le bus pour Varsovie, puis le train pour Kyiv. Deux contacts sur place m’avaient écrit que j’étais le bienvenu.

Kyiv, projet « BeSt »

D’abord, je retrouve Petro*, Slava*, Kira* et Matviy* (* noms d’emprunt). dans un atelier situé derrière un bâtiment délabré du district Shevchenko de Kyiv. Beaucoup d’autres visages défileront dans le petit local au cours de mon court séjour, mais mes échanges seront essentiellement avec ce quatuor-là.

Ce ne sont pas des militants. Pour eux l’organisation politique semble être un jeu de représentations sectaire et une perte d’énergie, qu’ils laissent simplement à d’autres. Au commencement de l’invasion russe, Petro était menuisier et artiste vidéo, Kira avait ouvert un salon de beauté, Slava était coiffeur et musicien, Matviy était designer graphique. L’impérialisme russe a interrompu brutalement leurs projets et ils se sont retrouvés à Kyiv par la nécessité et le hasard des rencontres, et parce que leur volonté de résister au colonialisme russe et d’être solidaires de leurs amis partis se battre les a amené à se greffer à un projet commun. Petro travaille sur l’élaboration d’appareils et de systèmes électroniques qui aideront les combattants à résister et survivre sur le front. Matviy prête la main sur les travaux manuels nécessaires au fonctionnement du projet, tandis que Slava contribue au travail d’ingénierie informatique. D’autres personnes prêtent leur aide sur des menus travaux ou de l’apport logistique.

Seul Matviy a vécu l’expérience de Maïdan (soulèvement populaire de 2014), et pour lui le récit commence à ce moment-là. Pour les autres, ça ne joue pas un rôle crucial dans ce qu’il se passe aujourd’hui. Le « problème russe » est beaucoup plus ancien, quelque part il a toujours existé. Slava semble le plus attaché à son identité ukrainienne, qu’il sépare strictement de l’identité russe : pour lui, ce sont deux mondes qui ont peu en commun. Il légitime le nationalisme ukrainien, qu’il oppose aux formes européennes du nationalisme qu’il qualifie de fascistes. Pour lui le nationalisme ukrainien n’a pas pour intention ou pour objectif d’opprimer les minorités de race et de genre, tandis que le nazisme serait un mal européen qui ne peut pas être transposé en Ukraine. Comme le reste du groupe, il a des amis migrants et des amis queer, fréquente les scènes musicales alternatives et ne ressent pas de mépris pour les militants antifascistes qu’il évoque à plusieurs reprises comme une composante de la société parmi d’autres toutes aussi légitimes. Quand on l’écoute, son nationalisme semble compatible avec la démocratie, ainsi que l’ouverture sur le monde et sur l’Europe. L’identité ukrainienne se définirait simplement par un attachement à la culture propre au peuple ukrainien et par sa très forte volonté d’autodétermination. Slava explique que cette spécificité se résume par le mot ukrainien « VOLYA », qui est un mélange des notions de liberté, de volonté et de désir.

Pour l’ensemble du groupe la résistance est une évidence, et ceux qui s’y soustraient mettent en danger la liberté de tous. A défaut d’être sur le front à se battre, ils s’organisent pour apporter un soutien logistique aux combattants et une aide humanitaire aux laissés-pour-compte des régions impactées directement par les bombardements russes. C’est leur contribution en attendant d’être appelés au front. Le jour où ça arrivera, ils disent qu’ils iront sans rechigner et malgré la peur qui les habite. Matviy est le plus hésitant, il est moins zélé et ne croit pas que son implication individuelle en tant que soldat changerait le cours de la guerre, qui dépend plutôt des technologies et de la puissance des moyens non-humains employés, donc de décisions politiques qui nous dépassent. Il pense être plus utile sans arme, dans des tâches logistiques ou de construction d’infrastructures. Slava l’encourage à se former au pilotage des drones, pour rester à distance des combats directs et parce que leur usage s’est largement banalisé dans le cadre de cette guerre. Puisque les alliés de l’Ukraine ne leur livrent pas les armes nécessaires à une riposte déterminante, les drones tueurs viennent remplacer les roquettes et missiles. Du front reviennent des images sur fond musical montrant comment ces petits engins téléguidés larguent des obus et grenades directement sur la tête des soldats ennemis. C’est le nouveau paradigme de la guerre moderne : des centaines de drones sont ainsi fabriqués quotidiennement par des civils et envoyés aux soldats sur le front. Et comme ces derniers sont encore trop peu formés à leur emploi, la contribution de pilotes expérimentés est appréciée.

Pour autant, depuis que les volontaires doivent intégrer l’armée régulière ukrainienne, leur spécialisation n’est pas prise en compte lors de leur arrivée sur le front, et mes interlocuteurs critiquent cet amateurisme de la part d’un état-major militaire arriéré. Ils m’expliquent que c’est différent avec le bataillon Azov, qui offre plus de marge de manœuvre. Néanmoins, Slava déplore un déficit d’engagement de la jeunesse ukrainienne, qui s’est habituée déjà à cette guerre de position loin à l’Est du pays et continue de vivre une vie normale. Il n’est pas très optimiste et dit qu’il n’y pas d’autre choix que de libérer toute l’Ukraine et d’apporter la guerre à Moscou, sinon quoi la Russie ne cessera jamais d’écraser ses voisins. Le colonialisme russe est une constante à laquelle il faut définitivement mettre un terme : pour Slava et les Ukrainiens, c’est donc la liberté ou la mort. Et dans les propos de Slava, on sent de la rancœur envers la société russe, qu’il accuse de ne pas se donner les moyens nécessaires pour mettre fin à la dictature de Poutine et à la guerre. S’ils étaient véritablement horrifiés par cette guerre fratricide, ils se soulèveraient et prendraient les armes contre le gouvernement. Il ne veut pas savoir ce qu’il se passe dans la tête des Russes, qu’il considère comme une masse aliénée qui accepte son sort et envoie des milliers de ses hommes se faire massacrer sans rien faire pour l’empêcher. Le gouvernement ukrainien affirme qu’environ 180 000 soldats russes auraient été tués depuis le 24 février 2022, tandis que le nombre de soldats ukrainiens tués serait de 31 000.

Là où Matviy et Slava expriment chacun à leur manière une aspiration morale et une forme de blessure intérieure faite de colère ou de désillusion légitimes, Petro semble plus pragmatique, attaché à faire ce qui doit être fait, sans forcément se laisser trop affecter. C’est en tout cas ce que son flegme renvoie. Le fait qu’il a grandi dans une famille de militaires contribue peut-être à cette rationalité. Pendant les quelques jours où je suis dans leur atelier, il est toujours actif, fait fonctionner des imprimantes 3D, soude et fixe ensemble des pièces aux formes improbables. Quand je commence mon entretien avec lui, il peine à décrire son activité et préfère lancer la discussion sur l’absence de soutien militaire étranger : « Où sont les F16 ? ». Il décrit ensuite le sentiment d’abandon et d’impuissance collective de tout un peuple qui regarde tomber les missiles sans rien pouvoir y faire, puisqu’il n’y a aucun armement en mesure d’empêcher ces bombes d’atterrir sur les villes ukrainiennes. Ce constat rejoint celui de beaucoup d’Ukrainiens qui se décrivent comme des « zhduny », en référence à la célèbre sculpture réalisée pour l’hôpital de Leiden (Pays-Bas) par l’artiste Margriet van Breevoort, c’est-à-dire comme des « patients ordinaires qui attendent calmement le diagnostic dans la salle d’attente de leur médecin en espérant que tout ira pour le mieux ». Et pendant ce temps, l’armée ukrainienne perd du terrain.

A quelques pas de là, Kira a monté son projet artistique et humanitaire : elle crée toutes sortes de pièces d’art à partir d’objets trouvés dans les ruines ou ramassés çà et là, et qui aident à financer les efforts du collectif ainsi que des actions d’aide aux populations situées juste derrière la ligne de front. Elle se rend également en Europe pour des expositions et des événements informatifs, en lien avec un collectif de réalisateurs indépendants, « Free Filmers », et un fond de soutien pour l’Ukraine, « Medychka Fundraiser ». Je rencontre d’ailleurs brièvement Sashko, réalisateur du collectif Free Filmers originaire de Mariupol. Il m’accorde un entretien au cours duquel il me décrit leurs différentes actions : la diffusion de leurs films et la sensibilisation à l’Ouest, le soutien aux communautés rroms déplacées en Zaporizhia, la réhabilitation de maisons derrière la ligne de front et l’envoi de matériel médical aux combattants. Il me dresse très pragmatiquement et efficacement la liste des besoins humanitaires, expliquant au passage que les ONG internationales sont souvent hors-sol et inadaptées par rapport à la réalité de ces besoins. L’entretien est bref, Sashko éludant mes questions par rapport à son analyse personnelle, qu’il considère trop abstraites. Je le comprends : dans ce contexte on n’a pas forcément envie de se perdre dans des circonvolutions théoriques. Malheureusement, on n’aura pas le temps non plus de discuter davantage avec Kira de sa vision des choses, mais c’est grâce à elle que j’entre en lien avec des habitants de Kherson. Slava me convainc d’y aller pour « comprendre vraiment », mais aussi parce qu’il pense que je dois expérimenter cette peur pour savoir comment je me situe dans le contexte de la guerre. Il dit que c’est comme une « pilule de dégrisement ».

KYIV, « SOLIDARITY COLLECTIVES »

Avant de quitter Kyiv, je rencontre aussi des membres d’un autre réseau actif dans la résistance à l’impérialisme russe, Collectifs Solidarité. Hébergés dans les locaux d’une fondation situés dans le district de Solomyansk, le collectif affiche une identité politique clairement située à la gauche radicale, donc anarchiste, communiste libertaire et antifasciste. Ils fournissent de l’équipement, des véhicules et du matériel médical aux combattants libertaires sur le front, ainsi que des drones d’attaque commandés en pièces détachées et assemblées sur place.  Bien connectés avec des réseaux de soutiens politiques de gauche européens et internationaux, leur organisation logistique a été mise en place dès le début de l’invasion russe, avant de changer d’appellation en juillet 2022. Ils sont en liens avec nombre de combattants libertaires répartis dans différents bataillons de la ligne de front, mais organisent également des missions humanitaires dans différentes localités situées dans les zones désoccupées.

Le 19 avril, je retrouve une trentaine de militants sur la colline de Shekavitsya pour planter des chênes en mémoire de trois combattants internationalistes tués le 19 avril 2023 lors de la bataille de Bakhmut, Dmitry Petrov, Finbar Cafferkey et Cooper Andrew. Parmi les personnes présentes se trouvent d’autres combattants libertaires temporairement rentrés du front. Le père de Dmitry partage son ressenti et sa reconnaissance par téléphone, le moment est humble et convivial.

Finbar Cafferkey
Dmitry Petrov
Cooper Andrew

L’un des membres actifs de Collectifs Solidarité, Serguey, m’accorde un entretien quelques heures avant mon train pour Kherson. Il me décrit l’énorme travail de solidarité mis sur pieds depuis deux ans, ainsi que son analyse de la situation actuelle. Avant la guerre, il animait un média politique antifasciste et sait combien la vie et la liberté de militants comme lui, mais également d’une frange conséquente de la population ukrainienne, seraient gravement menacées dans le cadre d’une occupation de l’Ukraine par l’armée russe. Il estime avoir peu de chance de survivre à une occupation militaire russe. Internationaliste, égalitaire et pacifiste, Serguey n’a pas renoncé à ses principes, mais admet volontiers avoir changé l’ordre de ses priorités : les luttes sociales et divisions politiques d’hier ont été partiellement mises entre parenthèses à cause de l’agression russe. Lui et son entourage n’ont pas eu d’autres choix en effet que de concilier leurs valeurs et la réalité de la guerre, en participant à la résistance armée d’une part, et en soutenant l’armée régulière d’autre part, quitte à se résigner à la militarisation des esprits que cela implique.

Pour autant, le choix de soutenir en priorité les camarades libertaires transcrit une volonté de ne pas céder aux logiques nationalistes et à participer à « l’effort de guerre » sans renoncer à son antifascisme. Il admet la prédominance d’une pensée réactionnaire dans la société ukrainienne, mais estime qu’une capitulation de l’Ukraine, que Poutine présenterait comme une victoire, entraînerait une droitisation nettement plus accrue, ainsi qu’un effondrement complet du tissu social et un mise en péril des milieux progressistes. A ce stade la lassitude face à la guerre a déjà gagné la société ukrainienne et si Serguey reste optimiste néanmoins, c’est parce qu’il n’exclue pas un revirement de situation, qui ne dépend malheureusement que de décisions politiques qui le dépassent, et notamment de la livraison d’armements en mesure de faire reculer l’agresseur russe.

En remontant les grandes arcades de Kyiv jusqu’à la gare, je continue de regarder avec une certaine perplexité les affiches publicitaires qui, tout le long des trottoirs, font la promotion de régiments et de matériels militaires : « Gloire aux forces armées de l’Ukraine (ЗСУ) », « La mort de l’ennemi commence avec nous : fais partie de la grande histoire », « Service de Sécurité (СБУ) : Ensemble pour la victoire ! », « Protégez les vôtres, rejoignez les forces armées de l’Ukraine », « Une Kyiv inébranlable pour un peuple invaincu ». Mourir pour le pays où on est né n’a jamais fait sens pour moi. Mourir pour ses idées, peut-être, mais la Nation n’est pas une idée. La liberté et la justice sociale le sont bien davantage. Mais au fond de moi je crois que si on peut et on doit absolument être pacifiste pour empêcher toute guerre de commencer, il est bien insensé (et tardif) de maintenir cette position une fois que la guerre est arrivée sur le seuil de ta porte. Les pacifistes et les campistes qui, depuis leurs fauteuils en Europe, émettent des jugements sur les libertaires qui résistent à l’invasion russe, semblent avoir oublié que l’auto-défense est au fondement des principes de l’autonomie politique. Et quand bien-même les puissances occidentales soutiennent le gouvernement Ukrainien, cela ne signifie en rien que l’autodéfense populaire devient complice de leurs impérialismes : les combattants côté ukrainien ne participent pas à une guerre de conquête au nom de l’Etat ukrainien, mais à une guerre de libération au nom du peuple. La lutte contre l’impérialisme commence par le fait d’empêcher la colonisation là où elle s’exerce par la force des armes. Ensuite, une fois la menace militaire écartée, on aura tout le loisir de se concentrer sur la lutte contre le capitalisme, contre la corruption et contre l’autoritarisme de l’Etat. Et là non plus, hélas, ce n’est pas certain qu’on puisse réussir sans armes…

KHERSON, VILLE DERRIERE LE FRONT

Dans le train qui m’amène à Kherson, toutes ces réflexions tournent dans mon esprit : nationalisme, militarisation, drones… Je suis venu parce que j’avais besoin d’entendre de la bouche des concernés ce qu’ils en pensent, saisir mieux les enjeux, préciser mon positionnement. Pendant ce trajet de nuit (9 heures), je partage ma cabine avec une vieille dame et un officier des forces spéciales. Il me donne son numéro et me dit de le contacter si j’ai un problème à Kherson. Je l’accepte par politesse, sans intention de donner suite à sa proposition d’aide, d’autant plus qu’il a spontanément et sans me demander scanné mon numéro dans une application pour vérifier si je n’étais pas signalé par les autorités. Après une escale de quatre heures à Mykolaiv, je reprends le train pour une heure trente de plus. A Kherson, la descente du train se fait entre deux épais murs de sables et sous le regard de plusieurs militaires lourdement armés. Immédiatement, la sirène d’alerte aériennese déclenche et deux fortes explosions retentissent. Sur la place de la gare, puis tout au long du chemin vers l’hôtel où je retrouve mon contact, les immeubles sont mutilés, éventrés, leurs fenêtres éclatées ou recouvertes de planches de bois, et les rues sont parsemées de trous d’obus comblés avec du sables et des gravats. Régulièrement, une détonation secoue la ville sans qu’on ne puisse estimer à quelle distance le missile est tombé. Je ressens immédiatement cette terrible sensation dans mon épine dorsale, comme si une menace persistante était suspendue juste derrière moi et me poussait à quitter au plus vite l’espace public.

Je suis hébergé dans ce qui semble être le dernier hôtel de la ville. Il a bien pris un drone et une roquette, mais il est debout près du marché central. J’y retrouve un autre Serguey, qui gère à la fois l’hôtel hébergeant essentiellement des déplacés internes (IDPs) et apporte une aide humanitaire ici ou là, où il y a des besoins. Après m’avoir demandé ce que je suis venu concrètement faire ici, il me trimbale dans sa camionnette au cours de ses missions d’approvisionnement en haut potable. Il va chercher de l’eau dans le nord de la ville, auprès d’une énorme église investie par l’ONG chrétienne américaine « The Samaritan Purse » dans le quartier Tavrichesk, puis l’amène à l’Est de la ville, dans le quartier de Sklotarne, où un bâtiment héberge des distributions alimentaires sous l’égide du « Programme Alimentaire Mondial » (WFP). Sur la route, il me décrit les différents missiles et roquettes qui tombent sur la ville : bombes téléguidées « KAB » de 500 kg, bombes larguées « FAB » de 500 kg, roquettes sol-sol « GRAD » de 122 mm. Chaque jour l’armée russe envoie également des drones kamikazes, les Shahed-136 brevetés en Iran puis produits en Russie sous le nom Gueran-2, s’écraser sur des civils ou des véhicules en mouvement. Serguey me montre un cratère laissé par une roquette dans le bitume : « Tu vois ça, c’est tombé il y a trois jours. Si on était passé à ce moment-là, on serait deux corps morts ».

Pendant mon court séjour sur place, je vis avec une angoisse permanente, et surtout je comprends que les immeubles ne me protègent pas. Ici rien ni personne n’est protégé, et l’armée russe pilonne sans viser spécifiquement des infrastructures militaires. Une vingtaine de villages de la rive droite sont la cible quotidienne des missiles russes, mais aussi régulièrement la périphérie et le centre de Kherson. Chaque jour, des habitations sont détruites et des civils blessés ou tués. Le 26 avril, ce sont deux écoles qui sont pulvérisées. Je suis l’actualité locale sur plusieurs canaux Telegram : @suspilnekherson, @kherson_monitoring, @kherson_non_fake et @hueviyherson. Chaque déclenchement de sirène et chaque bombardement est signalé sur ces fils d’information, et régulièrement des images provenant des deux rives du fleuve y sont diffusées. De l’autre côté, les soldats des deux camps s’affrontent dans une guerre de tranchée qui n’a rien laissé des villages qui s’y trouvaient. Durant mon séjour, l’armée ukrainienne reprend Krinky, mais les images de là-bas ne montrent qu’une langue de terre brûlée et parsemée de trous d’obus et de ruines.

Je ne m’approche pas à moins de 350 mètres du Dniepr, ce qui est déjà trop près. Les troupes russes sont en face, à 5 kilomètres de là, au niveau du village d’Olechky. Plus on se rapproche du fleuve, plus les rues prennent des airs de ville fantôme : j’ai la sensation d’être dans le jeu vidéo postapocalyptique Fallout, ou alors à Tchernobyl. Le calme est terrifiant, et les rues sont désertes. Néanmoins, dans ce no mans land régulièrement un vieillard descend en direction du fleuve avec un sac de courses ou désherbe les pelouses et trottoirs de la ville morte. Quand les détonations des combats et des bombardements ne se font pas entendre les oiseaux et les chiens semblent s’accorder pour combler le silence. La nuit surtout, alors que les bombardements s’intensifient, c’est comme si des centaines de chiens aboyaient entre deux détonations. Mais les humains, eux, sont silencieux. Kherson, c’était 360 000 habitants avant la guerre. Aujourd’hui, plus des deux tiers sont partis.

Par l’entremise de Serguey je rencontre Igor, qui a monté une ONG locale appelée « Forts parce que libres » (@strong_because_free). Leurs locaux occupent le rez-de-chaussée de deux immeubles dans le quartier de Korabelnyi. Igor travaillait dans le bâtiment en Pologne avant la guerre. En juillet 2023, il a mis sur pieds son association qui aujourd’hui fait un travail considérable : évacuation des zones bombardées, assistance aux familles dont les maisons ont été endommagées par des explosions, assistance aux personnes âgées et invalides, assistance aux animaux victimes de guerre, assistance aux familles dont les maisons ont été inondées à la suite de l’explosion de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, distribution de déjeuners quotidiens et de pain, distribution de médicaments, vêtements, produits d’hygiène, activités et classes pour les enfants… En collaboration avec le « Centre chrétien de Saint-Martin » et « Save Ukraine », ils bénéficient d’un minibus et d’un 4×4 aux vitres blindées, avec lesquels ils foncent régulièrement sur les zones directement impactées par les bombardements pour évacuer des habitants, et notamment des vieillards, qui sont restés piégés sous le feu ennemi. Le 4×4 a déjà souffert plusieurs impacts, et notamment la perforation de la vitre côté conducteur.

Malgré le rythme effréné de ses journées et les sollicitations permanentes par téléphone, Igor prend le temps de me montrer leurs locaux. J’y ai un aperçu de l’ampleur du travail réalisé en un an et du dynamisme de leur équipe, qui est en train de trier des dizaines de sacs de vêtements à mon arrivée. Il m’amène ensuite à un petit café que sa compagne vient d’ouvrir sur l’avenue à proximité des locaux de l’association. Malgré le contexte, malgré la pression, je suis accueilli cordialement. Mais Igor me confie qu’il est épuisé, et qu’ils auraient besoin de beaucoup plus de volontaires pour réaliser tout ce qu’ils voudraient. Il m’explique aussi qu’il a du vivre caché sous l’occupation russe, et que la perspective de leur retour est une angoisse pour tout le monde.

Je suis raccompagné à l’hôtel dans le 4×4 aux vitres blindées. Après une nouvelle nuit au son des explosions, Serguey me raccompagne à la gare routière. Avant mon départ, des policiers et des militaires vérifient mon identité et le contenu de mon téléphone. L’un des officiers m’explique longuement que ce serait plus pertinent de me signaler aux autorités locales et de proposer mon aide comme volontaire humanitaire par leur biais. Deux jours plus tôt, les mêmes autorités m’avaient pourtant répondu qu’elles préféraient ne pas recourir à des volontaires étrangers, pour des questions de sécurité et de responsabilité en cas d’incident.

Après une escale à Odessa, où les sirènes retentissent aussi à mon arrivée, je repars dans la nuit pour Bucharest. Fin de l’expédition. Maintenant, il me faudra redescendre et traiter toutes ces informations, et réfléchir à la suite.

Quelques notes historiques sur deux figures souvent mentionnées de l’indépendance ukrainienne.

Le panthéon national ukrainien est constitué de deux figures contradictoires : Stepan Bandera (1909-1959) et Nestor Makhno (1888-1934).

La rhétorique propagandiste poutinienne utilise l’histoire complexe de l’Ukraine pour essentialiser les Ukrainiens, notamment en les accusant d’être globalement sympathisants du nazisme. Au delà du fait que ce raccourci est totalement diffamatoire et grotesque, il s’appuie sur le fait que les nationalistes se sont nettement imposés face aux progressistes et libertaires au lendemain de la répression violente de la révolte démocratique de 2014. C’était notamment le cas des mouvements « Svoboda » et « Secteur Droit », dont l’implication dans le soulèvement du Maïdan a été globalement saluée par les forces antigouvernementales. Les deux partis ultra-nationalistes se réclament fièrement de l’héritage de Stepan Bandera. Pour nombre de patriotes Ukrainiens, si Bandera a été amené à collaborer avec les nazis entre 1934 et 1943, on ne peut que le comprendre dans le contexte de la lutte d’émancipation face à l’impérialisme russe (soviétique), responsable de la mort de millions d’ukrainiens entre 1929 et 1933 (dékoulakisation et holodomor). Cette analyse, si elle explique les motivations antisoviétiques de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens de Bandera (OUN-B), nie néanmoins l’implication de ses combattants dans le massacre de milliers de civils polonais et juifs à Lviv en 1941 (environ 8000 morts). Les versions sur cette participation de l’OUN aux pogroms divergent, Bandera ayant été arrêté par les Allemands à la veille des massacres et assigné à résidence à Berlin, avant d’être envoyé au camp de concentration de Sachsenhausen en janvier 1942. Deux de ses frères sont tués à Auschwitz en septembre de la même année, alors que les nationalistes ukrainiens ouvrent un nouveau front contre l’occupant Allemand, en plus de celui contre l’occupant soviétique. Malgré le négationnisme des nationalistes ukrainiens, un certain nombre de documents attestent de la responsabilité de Bandera dans la planification et l’approbation des massacres anti-juifs et anti-polonais. Il n’est donc pas question de réhabiliter Bandera sous prétexte d’opposer la propagande russe. Quoi qu’il en soit, l’influence des ultranationalistes sur le paysage politique ukrainien actuel doit être précisée : au-delà des factions ultranationalistes « Svoboda » et « Secteur droit » souvent mentionnées (elles revendiquent environ 25 000 membres et ont remporté environ 6 % des voix lors des élections de 2014 et 2019), le nationalisme, le conservatisme, le traditionalisme, le fondamentalisme religieux et l’anticommunisme restent forts au sein de la plupart des autres partis politiques, ainsi que dans la société ukrainienne. Cela ne signifie pas pour autant que l’Ukraine soit plus nationaliste ou conservatrice que la Pologne, la Hongrie, l’Italie ou la Russie…

S’il fallait se choisir un héros populaire, ce serait certainement beaucoup plus intéressant de creuser l’héritage de Nestor Makhno. Entre 1917 et 1921, Nestor Makhno, mais aussi Maria Nikiforova (qui est moins connues sans doute parce qu’elle était une femme) ont mené des milliers de paysans ukrainiens dans leur insurrection armée contre l’impérialisme russe (monarchiste, puis bolchévique). Dans les zones libérées par l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, libertaire et anarchiste, près de 7 millions d’Ukrainiens ont connu temporairement un système politique communaliste sans Etat. Les « armées vertes » et noires ont regroupé jusqu’à 100 000 combattants dans une lutte acharnée contre les réquisitions et le pillages des ressources agraires ukrainiennes par les armées d’occupation autro-allemandes, « blanches » et russes, puis contre la dictature bolchévique. Accusées à tort d’antisémitisme, ce qui a été récusé par un certain nombre d’historiens et n’est attesté par aucun document historique, le mouvement Makhnoviste a finalement été écrasé dans le sang par les bolchéviques, qui ont ensuite appliqué une répression implacable envers l’ensemble de la population et de la paysannerie ukrainienne. Aujourd’hui la ville qui était le centre névralgique de la Makhnovchina, Houliaïpole, est situé derrière la ligne de front après avoir été occupé par l’armée russe pendant moins d’une semaine en mars 2022 et avant de subir les bombardements constants depuis.